Point de vue – Tunisie. Le Rapport de la « Colibe » : un projet vraiment libéral

 Point de vue – Tunisie. Le Rapport de la « Colibe » : un projet vraiment libéral

La présidente de la Commission des Libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) Bochra Belhaj Hmida.

La Commission des Libertés individuelles et de l’égalité, dite « colibe », a remis il y a quelques jours le Rapport relatif au projet de « code des droits et des  libertés individuelles » au Président Essebsi, qui en a pris l’initiative le 13 août 2017, en vue de marquer de son empreinte la fin de son mandat et de rassurer l’électorat civil, surtout féminin.

 

Le Président doit surtout craindre une alternance islamiste au pouvoir en 2019 (dans le sens des municipales de 2018), qui puisse bouleverser l’ordre civil du pays. Il s’agit en tout cas, officiellement, de faire des réformes et des adaptations de la législation tunisienne en rapport avec les principes de la nouvelle Constitution de 2014.

Ce Rapport (233 pages) prend option en faveur de l’Etat civil, rompt avec les derniers vestiges textuels de la tradition religieuse, s’enracine nettement dans la modernité et va dans le sens du progrès social. Question de cohérence de l’ensemble des textes en la matière. On ne peut avoir une Constitution civile et libérale avec une législation quelque peu charaïque et illibérale. Une semi-liberté ou une semi-égalité est une semi-discrimination, voire un semi-despotisme.

Il faut dire, comme l’observe le Rapport lui-même, que l’idée d’un code des libertés individuelles et de l’égalité est un fait unique dans les annales du monde arabo-musulman et dans l’histoire de la Tunisie, même si la Tunisie a une tradition réformiste et libérale depuis la 2e moitié du XIXe siècle. La Tunisie a déjà adopté un Pacte fondamental en 1857, la première Constitution du monde arabe en 1861, une Constitution civile en 1959 et un code de statut personnel en 1956, appelé « Constitution sociale » de la Tunisie, en ce qu’il va dans le sens de la libération de la femme (Bourguiba était un despote certes, mais il était attaché à l’Etat civil et à la modernité de civilisation), une révolution civile (gâchée par les islamistes), puis une Constitution démocratique en 2014. Visiblement, cela n’a pas suffi à asseoir le progrès au sens plein du terme, surtout lorsqu’on observe les prétentions, toujours menaçantes, des islamistes. Un Statut politique, démocratique et constitutionnel, ne va pas sans un Statut civil fondé pleinement sur les libertés individuelles et l’égalité, notamment l’égalité entre hommes et femmes, un des maillons faibles du monde arabo-musulman.

On sait que la philosophie libérale se fonde sur deux directions : d’une part, la limitation du pouvoir, et d’autre part la consécration des libertés individuelles. Dans ce cas, le Rapport du Colibe rentre certainement dans le moule du libéralisme dans le sens compréhensif ou civilisationnel du terme. Il cherche à isoler l’individu de la communauté, à renforcer ses libertés individuelles et l’égalité de droit dans le cadre sociétal, à permettre à l’individu de se démarquer des traditions, de l’emprise du groupe, des sources charaïques, en prenant pour références premières la Constitution, les conventions internationales, ainsi que les aspects positifs de la législation tunisienne : tous des textes d’ordre civil. Pour la Commission d’ailleurs, « la liberté individuelle est le droit de l’individu en tant que tel, c’est-à-dire un droit dont bénéficie l’individu dans l’expression de sa singularité, ou un droit qu’il exerce sans recourir aux autres ». C’est pourquoi la Commission a pris en considération deux critères essentiels : « premièrement, la protection de l’individu en tant que tel, abstraction faite du groupe (famille, tribu, société, Etat…) ; le deuxième critère se rapporte à la forme d’exercice de cette liberté » (p.24). C’est en d’autres termes, une liberté qui s’exerce par l’individu seul sans la participation des autres, et dont il assume seul la responsabilité. Or, fondamentalement, le libéralisme, comme la modernité, est l’émergence même de l’individu par rapport au groupe. Surtout que l’emprise du groupe est tenace dans le monde arabo-musulman, un monde de type communautaire, et que les principes politiques ne permettent pas à eux seuls de sortir l’individu de cette emprise.

Les libertés individuelles prises en considération dans la première partie du projet de code se rapportent au droit à la vie (proposition de suppression de la peine de mort et que les islamistes tiennent à son maintien), au droit à la dignité (quels que soient les aspects, les marques identitaires et les tendances de l’individu), au droit à l’inviolabilité corporelle (torture, violence), au droit à la sécurité et à la liberté (procédures et garanties relatives au procès), à la liberté de pensée, de croyance et de conscience, à la liberté d’opinion et d’expression, au droit à la vie privée, au droit à la protection des données personnelles, à l’inviolabilité du domicile, au droit au secret des correspondances et des communications, à la liberté de déplacement et de domicile, à la liberté artistique, à la liberté académique. Puis le projet évoque les formes de protection de ces droits et libertés individuelles.

La deuxième partie du projet se rapporte à la question de l’égalité de droit entre les individus. Ici, curieusement, le Rapport de la Commission ne définit pas l’égalité, comme il a défini la liberté individuelle dans la présentation de la première partie. Il parle surtout de discrimination, de ses manifestations et des propositions de leur abolition. D’après le Rapport, « les manifestations de la discrimination sont nombreuses, comme le sont ses causes : le sexe, ou la race, ou la couleur, ou l’apparence extérieure, ou l’âge, ou l’état de santé, ou le handicap, ou l’état de grossesse, ou la langue, ou la religion, ou l’opinion, ou l’origine nationale ou sociale, ou le lieu de résidence, ou la richesse, ou le lien de parenté, ou l’état civil ou les tendances sexuelles » (p.131). Ces discriminations existent incontestablement dans les faits et s’enracinent dans les pratiques sociales. Mais deux d’entre-elles seulement sont encore reconnues par la loi: les discriminations relatives au sexe, entre l’homme et la femme, et les discriminations relatives au lien de parenté, entre les enfants. A la suite de quoi, la Commission propose un ensemble de réformes en vue d’éradiquer ces discriminations en vigueur dans les textes et souvent mises en œuvre par les juges. Car, « le droit à l’égalité est un droit absolu, qui ne doit connaître ni exception, ni restrictions » (p.132). La Commission propose ainsi d’abolir la discrimination dans le droit de la nationalité, la discrimination à l’endroit de l’étranger marié à une tunisienne, d’abolir la discrimination dans les conditions de mariage (dot, égalité entre le père et la mère dans l’acceptation du mariage de leur fils mineur, suppression du délai de viduité pour le remariage de la femme), d’abolir la discrimination dans les devoirs conjugaux (l’autorité parentale du père), d’abolir la discrimination dans les rapports avec les enfants entre le père et la mère, d’abolir la discrimination dans l’héritage (pour ce qui concerne la fille par rapport au fils, les petits-enfants, la mère, le conjoint, la sœur), d’abolir la discrimination en droit fiscal, et celle entre les enfants (enfants légitimes et enfants naturels). Il faut dire que la Commission ne propose pas de tout abolir d’un coup. Ses membres ont assez réalistes pour proposer certaines étapes dans la mise en œuvre des réformes et envisager la possibilité de compromis pour certains mécanismes, dont elle cherche à atténuer les effets, pour ne pas heurter de front la sensibilité des familles ou de l’opinion traditionnelle, encore dominante, notamment pour les questions d’héritage. Bourguiba pouvait en 1956 au sortir de la colonisation, en vertu de son charisme et de sa légitimité, imposer une révolution de droit par la force, comme il l’a fait pour le Code de statut personnel, adopté contre l’avis des fuqaha de la Zitouna et des traditionalistes. Essebsi ne le peut pas. Il n’a pas l’autorité ou la majorité requise pour le faire face à des islamistes influents, avec lesquels il est amené à composer.

En tout cas, le monde change, la société évolue, les mentalités aussi. La Tunisie ne doit pas être frappée d’immobilisme historique, d’incapacité progressiste et libérale, au prétexte qu’elle est une société arabo-musulmane ou que les islamistes soient influents. Le pays est devenu un Etat démocratique sur le plan politique, et les islamistes sont invités à donner des gages de conversion démocratique. La démocratie a pour seul maître l’égalitarisation des conditions et des statuts. La Tunisie est aussi depuis 2014 un Etat civil qui ne craint pas de s’afficher comme tel dans sa propre Constitution. Or si dans la Constitution, la religion des Tunisiens (un constat sociologique et culturel) est l’islam, l’Etat est, lui, d’ordre civil. Entendez non religieux. Toute référence à la tradition ou à la religion est censée être évacuée de la législation civile.

La foi relève de l’individu seul, de sa liberté de croyance et de conscience. La Constitution interdit déjà le takfir (blasphème, incroyance, excommunication) en ce qu’il viole les libertés individuelles, et même sa sécurité. Comme l’observe pertinemment la Commission quand elle aborde la question du takfir : « L’essence du takfir est le déni de la liberté de croyance des autres. C’est d’abord l’expression d’une tutelle sur l’individu ou sur le groupe quant à leurs croyances. Le terme « takfir » a trouvé place dans la Constitution, alors qu’il s’agit d’un concept théologique qui ne devrait pas se trouver dans un texte de droit pénal en raison de son ambiguïté » (p.38). Elle ajoute que, même dans le cadre du fiqh (théologie), il y a des catégories dekofr : le « grand blasphème » (Al kofr al Akbar), c’est l’absence de croyance et le « petit blasphème » (Al Kofr al Asghar), est l’abandon de quelques devoirs religieux, comme la prière ou autres. C’est pourquoi, la Commission propose de clarifier et de préciser les applications juridiques de ce qui est prévu par la Constitution, et partant, de criminaliser le takfir dans une forme autonome, qui puisse montrer les critères du crime. Ces critères devraient être d’après elle : l’immixtion dans des affaires touchant à la religion des autres ; un sujet se rapportant à tout ce qui touche à la religion (appartenance, éléments, règles, symboles) ; l’adresse de l’intervention à une personne ou à un groupe ; existence de l’intention d’insulter ou de provoquer l’intolérance, la haine, la violence et la discrimination.

Or l’Etat, en toute logique, ou il est pleinement civil ou il ne l’est pas. Dans un Etat civil, on prend en considération le citoyen et l’individu, détenteur de droits et d’obligations, et non le croyant ou les exigences religieuses. La logique civile de l’Etat va aussi dans le sens de la logique démocratique, qui, progressivement, devrait évacuer les séquelles religieuses néfastes à la liberté et à l’égalité. A ce titre, on peut penser qu’un tel Rapport sur les libertés individuelles et l’égalité est non seulement un toilettage nécessaire des textes en rapport avec les exigences d’un Etat civil, mais aussi, s’il vient à s’appliquer, un antidote à l’islamisation rampante de la société tunisienne. L’islamisme s’attache en profondeur en Tunisie à l’aspect sociétal des choses, ce Rapport permet de se confronter à lui sur le même terrain. Il devrait aussi pour remplir à bien cette tâche, prendre appui sur une réforme d’envergure de l’Education, encore dans l’improvisation, et un redressement économique important, encore aléatoire.

 

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