Point de vue. L’Occident désoccidentalisé

 Point de vue. L’Occident désoccidentalisé

Illustration – Crédit : © Le Courrier de l’Atlas – Images générées par IA, composition et retouches : Le Courrier de l’Atlas

L’Occident est-il encore ce qu’il a été, puissant, hégémonique, universaliste, culturellement et scientifiquement dominateur ? Croit-il encore en sa propre démocratie, en sa propre liberté, en ses droits ? On en doute.

 

La désoccidentalisation de l’Occident est un constat de plus en plus partagé, par les Occidentaux eux-mêmes comme par les non-Occidentaux. Les sociétés occidentales semblent en effet se détacher elles-mêmes des valeurs universelles qui ont longtemps fait leur fortune et leur fierté : raison, égalité, liberté, démocratie, droits humains, État de droit. Alors que l’Occident se considérait comme le champion d’un modèle politique universel, il s’en détourne progressivement, tant à l’échelle interne qu’à l’échelle internationale. On pourrait dire que l’Occident se défait de ce qui faisait son « occidentalité », en prolongeant son déclin moral et politique, analysé déjà par Oswald Spengler dans les années 1920. En réalité, la « désoccidentalisation de l’Occident », que nous observons aujourd’hui, palpable dans le conflit israélo-palestinien, ne surgit pas ex nihilo au XXIᵉ siècle. Elle s’inscrit dans une longue histoire de contradictions, déjà visibles au XIXᵉ siècle, quand l’Occident a commencé à trahir ses propres principes au nom de l’expansionnisme colonial et des logiques de puissance, au-delà de ses réussites.

 

Il faut d’abord comprendre la dimension interne de cette désoccidentalisation. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs pays occidentaux connaissent une montée en puissance de forces politiques qui ne croient plus au projet démocratique tel qu’il était compris jusque-là. Les reculs de la liberté de la presse, les restrictions croissantes des droits fondamentaux au nom de la sécurité, la banalisation des discours populistes et xénophobes montrent une fatigue démocratique inquiétante. Le débat public est de plus en plus marqué par la polarisation, l’émotion, la désinformation, la haine, le racisme, fragilisant les institutions protectrices des principes fondamentaux. Les droits des minorités (étrangers, immigrés, migrants, LGBT, etc.), autrefois défendus et garantis, sont remis en cause dans plusieurs démocraties enracinées, parfois au nom d’une volonté de retour à une identité nationale prétendument menacée. Pire encore, ce qui frappe les esprits, c’est moins la vigueur des contestations que la faiblesse de la défense de ces valeurs par ceux qui devraient en être les pionniers, c’est-à-dire les élites politiques, intellectuelles et médiatiques, contaminées elles aussi par le détournement des valeurs.

 

Aujourd’hui, ce processus se traduit par une usure démocratique de plus en plus évidente. Plusieurs penseurs ont noté la montée des « démocraties illibérales », où les institutions électives se maintiennent certes, mais où les libertés fondamentales se sont progressivement volatilisées. L’espace public occidental, que Jürgen Habermas avait conçu comme le lieu de la délibération rationnelle et ouverte, est aujourd’hui envahi par des logiques de sectarisme, de rejet, de partis pris scandaleux. L’Occident semble de moins en moins croire en sa propre culture démocratique. On a vu un quasi-coup d’État aux États-Unis lorsque Trump a été défait à la fin de son premier mandat, avec l’attaque du Capitole.

 

À l’extérieur, le décalage entre le discours universaliste et les pratiques concrètes est devenu criant. L’exportation de la démocratie par la force, comme en Irak ou en Afghanistan, l’intervention en Libye, a discrédité l’Occident aux yeux du monde. Les violations des droits humains dans la « guerre contre le terrorisme » — de Guantánamo aux programmes de surveillance de masse — ont sapé la légitimité morale que l’Occident prétendait incarner. Aujourd’hui, face à la montée d’acteurs non occidentaux comme la Chine, l’Inde ou la Russie, qui défendent d’autres types de légitimité, l’Occident n’apparaît plus comme un centre de rayonnement d’idées ou de normes, mais comme une puissance parmi d’autres. La prétention universaliste se transfigure en relativisme étonnant. Les droits humains ne sont invoqués que de manière sélective, selon les alliances et les intérêts stratégiques du jour (une vérité pour Poutine, une autre pour Netanyahou).

 

Ce double mouvement — régression interne et perte de crédibilité externe — illustre ce que certains ont appelé « l’épuisement du libéralisme » (Fukuyama). Le projet de la démocratie libérale, célébré après 1989 comme la fin de l’histoire politique, n’a pas résisté aux chocs de la mondialisation, des inégalités, du populisme et du terrorisme. Les élites occidentales préfèrent une logique de gouvernance technocratique ou de gestion sécuritaire et économique à court terme, où les intérêts immédiats l’emportent sur ceux à long terme. L’universalisme se réduit à une peau de chagrin, tandis que la pratique révèle une volonté de préserver des privilèges plutôt que de défendre des valeurs partagées.

 

Faut-il pour autant parler d’une décadence morale de la civilisation occidentale, comme l’a évoqué Spengler ? Certains intellectuels, sans doute plus indulgents, comme Pierre Rosanvallon, ont nuancé ces propos. Ils parlent plutôt d’un « malaise démocratique », d’un écart croissant entre les promesses et la réalité. La démocratie, au lieu d’être un projet vivant et critique, tend à devenir un système routinisé, vidé de sa substance, incapable de se renouveler. Le repli identitaire et la peur du déclin remplacent l’ouverture et la critique, qui furent pourtant au cœur de la dynamique occidentale.

 

Il serait cependant exagéré de dire que les valeurs occidentales ont disparu purement et simplement. Elles survivent, mais de manière fragmentée, dans les mouvements sociaux, dans la société civile, dans les mobilisations pour le climat, l’égalité ou la justice raciale, ou chez quelques élites réfractaires aux influx massifs du jour. Les aspirations à l’universalité et à la liberté n’ont pas disparu, mais elles sont de plus en plus déconnectées des sphères du pouvoir politique, qui s’alignent sur des logiques électoralistes et stratégiques.

 

À vrai dire, la désoccidentalisation de l’Occident peut être interprétée soit comme une régression irréversible, soit comme une mutation vers l’inconnu. L’Occident ne peut plus, en tout cas, se considérer comme centre hégémonique. Il est devenu plutôt un acteur parmi d’autres dans un monde en déflagration. Il faudrait que les démocraties occidentales redeviennent exemplaires, universalistes (sans arrogance), cohérentes, capables de vivre leurs valeurs sans parti pris culturel et politique. Car d’autres modèles alternatifs — autoritaires ou illibéraux — n’attendent que cet instant pour occuper l’espace vacant. La nature a horreur du vide, la politique aussi, surtout lorsqu’elle est préoccupée par sa survie.

 

Si l’Occident se défait de lui-même, ce ne sera pas parce qu’il a été vaincu de l’extérieur, mais parce qu’il aura cessé de croire en ce qui faisait sa singularité : ses valeurs. Il y a bien un problème de crédibilité. La désoccidentalisation de l’Occident n’est pas une fatalité, elle est peut-être un avertissement.

 

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