Point de vue. Mélenchon, l’animal politique de la France

 Point de vue. Mélenchon, l’animal politique de la France

Jean-Luc Mélenchon , leader de La France Insoumise (LFI). Photo by Pascal GUYOT / AFP

Pressé de toutes parts, critiqué pour son radicalisme par tous les camps politiques, Mélenchon ne cesse de peser sur la vie politique française. Son animalité politique y est pour quelque chose.

 

L’observateur politique Alain Duhamel, pourtant du camp libéral, disait récemment à BFM TV, à propos de Mélenchon, qu’il est « le seul animal politique français ». À ses dires, il est le seul homme politique français actuel qui a la capacité de changer la physionomie et les rapports de force d’une campagne électorale par ses discours, sa présence et son talent de débatteur.

Animal politique aguerri, Jean-Luc Mélenchon l’est certainement. Il est vrai qu’actuellement en France, il y a peu de personnalités politiques dont la trajectoire politique connaît autant de métamorphoses que la sienne. Sa biographie politique pourrait presque se lire comme une succession d’actes marqués par des ruptures, des éclats, des affrontements. Fils d’un receveur des postes et d’une enseignante, adolescent ayant connu l’exil familial au Maroc, militant trotskiste dans sa jeunesse avant de rejoindre le Parti socialiste au début des années 1970, il s’impose très tôt comme un organisateur obstiné. En 1986, il devient à 35 ans l’un des plus jeunes sénateurs de France. À l’époque déjà, certains de ses collègues du PS le décrivaient comme un homme « brillant, redoutable et ombrageux ».

 

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Le passage au gouvernement sous Lionel Jospin, en 2000, comme ministre délégué à l’Enseignement professionnel, n’aura été qu’une brève parenthèse dans une longue carrière d’opposant. Car Mélenchon, au fond, n’aime pas la face officielle du pouvoir. Il préfère les tribunes, les meetings, les « joutes », les assemblées tumultueuses. Il reconnaissait lui-même, il y a une semaine, lors de son passage devant la commission d’enquête parlementaire sur l’islamisme, qu’il « aimait les joutes politiques ». C’est dans sa nature, d’être un homme de scène plus que d’appareil. Lorsqu’il quitte le PS en 2008 après le congrès de Reims, il ne s’agit pas seulement d’un désaccord idéologique, mais aussi d’un divorce sur la nature de l’action politique : « Je n’avais plus rien à faire dans un parti qui ne voulait plus changer la vie », dira-t-il. Sa sortie fracassante ouvre la voie à une nouvelle aventure, avec la fondation du Parti de gauche, puis du Front de gauche, prémisses de ce qui deviendra La France insoumise.

Ce qui frappe chez Mélenchon, c’est la cohérence interne de son itinéraire biographique. Qu’on l’accuse de fricoter avec les islamistes (il était pourtant aux funérailles de Chokri Belaid, le leader de gauche tunisien assassiné par les islamistes), avec les Iraniens, avec la Russie, de soutenir le voile, comme dans la dernière commission d’enquête parlementaire, ou qu’on l’accuse d’extrémisme à tout va, ou de franc-maçonnerie, d’être attaché aux droits des Palestiniens, de dénoncer le génocide israélien, rien n’y fait. Il affirme ne pas avoir changé, répétant inlassablement : « C’est le monde qui s’est déplacé autour de moi ». Cette phrase, devenue l’un de ses leitmotivs, lui permet de se présenter comme un repère fixe dans un paysage politique mouvant. Cette continuité nourrit son autorité auprès de ses partisans, qui voient en lui un gardien des vieux principes républicains et sociaux.

 

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Mélenchon est un orateur qui théâtralise la politique, la transforme en dramaturgie. Ses discours oscillent entre envolées lyriques, rappels historiques et formules ciselées. Il revendique l’héritage des grands visionnaires de la République, aussi bien celui de Jaurès que celui de Hugo ou de Michelet. Cette dimension littéraire et intellectuelle, rare aujourd’hui dans la classe politique française, contribue à son aura. « Je suis le bruit et la fureur », a-t-il lancé un jour, empruntant à Faulkner une formule devenue l’un de ses autoportraits les plus célèbres. Elle explique tout : le ton, l’excès, la radicalité (qu’il ne nie pas), la volonté d’incarner une force plus qu’un simple programme.

Mais cette puissance oratoire a son revers. Mélenchon cristallise les passions, jusqu’à devenir le personnage le plus polarisant de la politique française contemporaine. Les jugements de ses adversaires, de sa famille comme des camps opposés, sont souvent impitoyables. À gauche, François Hollande l’accuse d’« entretenir la colère comme d’autres entretiennent un jardin ». Manuel Valls y voyait « un agitateur permanent qui se complaît dans la violence verbale ». D’autres, à droite, dénoncent un « tribun populiste », un « Chavez à la française », un « incendiaire de plateaux télé ». Même certains de ses proches regrettent sa « verticalité écrasante » et son « incapacité chronique à déléguer ». Plusieurs hommes de droite, du « cercle républicain », à choisir entre deux extrêmes, lui préfèrent sans gêne l’extrême droite et Marine Le Pen. Et ils s’en vantent. Mélenchon n’a jamais cherché à adoucir son image, il assume le conflit, c’est une de ses méthodes. Toujours en feu, le calme ne signifie pas autre chose pour lui que la capitulation.

 

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Ses éclats publics accentuent cette image. L’épisode de la perquisition chez lui de 2018, où on l’entend s’exclamer devant les policiers, « La République, c’est moi ! », reste gravé dans l’imaginaire collectif comme un moment de débordement théâtral. Il en ressortira affaibli auprès d’une partie de l’opinion, mais renforcé auprès de ses militants, qui y virent un acte de résistance contre un « système » perçu comme hostile. Mélenchon ne s’excuse jamais. Il justifie ses actes, et revendique ses projets. La reddition n’est pas dans son registre.

Pourtant, le réduire à des colères et à la théâtralité serait méconnaître son influence. Trois fois candidat à l’élection présidentielle (2012, 2017, 2022), il a à chaque fois réussi ce qu’aucun autre leader de gauche n’a accompli depuis longtemps, à savoir fédérer un bloc électoral cohérent, structuré, capable d’accéder au second tour. En 2022, aux présidentielles, il manque le deuxième tour à 400 000 voix près. Jamais, depuis 2002, la gauche (surtout protestataire) n’avait été aussi proche du pouvoir. Cette performance doit beaucoup à sa capacité personnelle à articuler une vision globale – sociale, républicaine, écologique, géopolitique – à un style percutant porté par un authentique talent politique, pédagogique et oratoire. Elle le doit, en un mot, à son animalité politique.

En tout cas, Mélenchon est sans doute le seul, dans la gauche contemporaine, à articuler un imaginaire, une histoire, une stratégie. On peut le trouver excessif, imprudent ou maximaliste, mais il ne laisse pas indifférent. Il oblige chacun à se positionner, y compris ses adversaires, qui doivent composer avec un personnage capable de provoquer en une phrase un repositionnement médiatique ou politique.

 

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Son rapport au paysage politique semble être plutôt intuitif. Il perçoit les fractures avant qu’elles ne sortent au grand jour. Il avait anticipé l’effondrement du bipartisme, la montée de la contestation sociale, la crise de la démocratie représentative, l’urgence écologique. Sur ces sujets, il a souvent eu une longueur d’avance. Mais l’autre face de cette intuition est une tendance à l’excès (calculé), parfois au catastrophisme, qui alimente les critiques de ses adversaires.

Aujourd’hui encore, alors qu’il laisse planer le doute sur son retrait réel, il continue d’imprimer le rythme de son camp. Les Insoumis restent dépendants de son aura, de sa voix, de ses formules, de sa capacité à polariser. Mélenchon n’a pas seulement construit un parti, il a façonné un espace politique, une grammaire politique.

 

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Et c’est peut-être là que réside la clé de sa singularité. Il est l’un des derniers à croire que la politique est une mise en scène autant qu’une bataille d’idées, qu’elle est un ensemble de discours et d’images plus qu’une simple expertise technocratique. Il dérange, il agace, il inspire, il contredit, il exaspère, mais il a le mérite de vivifier le débat public dans un pays où l’épuisement démocratique est devenue la norme.

On peut contester son style et ses outrances. Mais il faut reconnaître à Mélenchon un talent rare, celui de transformer chaque intervention en événement, chaque campagne en image forte, chaque prise de parole en acte politique. À 73 ans, il demeure un animal politique au sens le plus classique. Un homme forgé dans les luttes, qui ne perçoit son existence que dans l’arène politique. Le conflit n’est jamais, pour lui, un problème. Il est sa raison d’être.