Point de vue – Tunisie. Déclin notable de la modernité tunisienne

 Point de vue – Tunisie. Déclin notable de la modernité tunisienne

Photo : Fethi Belaïd / AFP

La Tunisie est malade de sa modernité bourguibienne et républicaine. Tradition et conservatisme reprennent le dessus dans un espace concédé par les modernistes (gouvernants et gouvernés) depuis la révolution.

En Tunisie, la modernité a été imposée d’en haut par une élite politique, et a été promue par l’État post-indépendance, sous Bourguiba, à travers des réformes progressistes radicales (Code du statut personnel, scolarisation, sécularisation partielle, rationalisation de l’État, lutte contre les préjugés, le tribalisme, le traditionalisme, réforme de l’institution al-Zeitouna, etc.).

Malheureusement, aujourd’hui, le déclin est devenu trop visible. La modernité tunisienne, celle qui a été propulsée, non sans enthousiasme, par les fondateurs de la République depuis l’indépendance en 1956, est en net recul. Sans entrer dans une longue discussion sur les responsabilités précises des uns et des autres (autoritarisme, présidence à vie de Bourguiba, montée des islamistes dans la société, concessions inappropriées de Ben Ali aux islamistes), disons que si on en juge par les responsabilités politiques récentes, on peut dire que les islamistes au pouvoir après la révolution ont porté le premier coup à la modernité sociale ; puis l’accès du conservateur Saied au pouvoir lui en a donné le deuxième. Les crises économiques successives, le chômage, la marginalisation, la ruralisation de la vie citadine, le déclin de l’éducation, l’analphabétisme et la pauvreté ont tous réussi à propager un modèle sociétal traditionnel, conservateur, voire anti-moderniste. La « crise de la modernité en Tunisie » est bien un phénomène réel dans la dynamique politique, sociale et culturelle du pays depuis la révolution.

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Cela est d’autant plus curieux que la révolution tunisienne peut être considérée comme une tentative de réappropriation populaire du projet de modernité démocratique : dignité, liberté, justice sociale. Mais il faut reconnaître aussi que, paradoxalement, cette même révolution a révélé les failles du projet modernisateur antérieur : absence de culture politique démocratique enracinée, institutions fragiles, manque de confiance dans les élites, inégalité régionale. Il est vrai que l’État tunisien a longtemps fondé sa légitimité sur un projet modernisateur autoritaire, sans réelle participation citoyenne. Cela a généré un divorce entre les élites modernisatrices et une large partie de la population, qui s’est sentie délaissée (hogra). Il y avait aussi souvent des tensions entre un État promoteur du sécularisme et une société marquée par des références religieuses profondes, notamment dans les régions intérieures. La modernisation économique a souvent été synonyme de marginalisation régionale et sociale. Si la modernité veut dire sécularisation, héritage des Lumières, liberté individuelle, citoyenneté, rationalisation des institutions, pluralisme, on peut dire que l’État bourguibien a échoué de moitié sous Bourguiba même, comme sous Ben Ali.

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Ennahdha, qui s’est imposé comme un des mouvements majeurs après la révolution, qui se présente à l’extérieur comme un parti « modéré », a réintroduit dans le débat public des références traditionnelles à la religion (shari’a, morale publique, autoritarisme des bonnes mœurs, remise en cause de la place des femmes, etc.). On a vu lors des débats sur la Constitution de 2014 leur rigidité dogmatique lors de la discussion de l’article premier sur l’islam comme religion de l’État, et leurs tentatives (avortées) de mentionner la shari’a et le Conseil supérieur islamique dans la Constitution. Il y a eu également des débats houleux sur l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes, relancée en 2018 par le président Essebsi (Colibe). Égalité aussitôt gelée face à la résistance des conservateurs religieux et à l’opinion publique traditionnelle. On a vu aussi des discours sexistes et rétrogrades, souvent légitimés par la culture ou la religion, un retour visible du religieux dans l’espace public, voiles, barbes longues, pratiques religieuses ostentatoires dans la rue, un regain d’activité des associations islamiques dans les quartiers populaires, une résurgence du tribalisme et des appartenances religieuses. Tout cela n’a pas manqué de laisser des traces marquantes, même après leur mise à l’écart et leur isolement sous Saied.

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Aujourd’hui, le tournant néo-autoritaire du président Kaïs Saied depuis 2021 peut être interprété comme une réaction à l’échec de la transition démocratique et à la crise du modèle modernisateur. Montée de la nostalgie autoritaire, repli identitaire ou religieux, et désaffection envers les institutions « modernes ». Les vestiges de l’ère de la Troïka se superposent aux pratiques conservatrices de l’ère saïedienne. Une sur-étatisation, qui a fait échec à une démocratie enthousiaste, fait face à une « sous-modernité » bas de gamme, d’apparence, et non de valeurs. La culture sociale et les mœurs sont encore, comme sous Ennahdha, envahis par le traditionalisme ancestral, qui fait un retour remarqué : re-propagation massive du hijab et des barbes longues ; re-culture islamique ambiante ; retour de l’influence d’Al-Jazira, rendez-vous se donnant de plus en plus après les heures de prières et non à des heures précises ; extension des prières et des ablutions dans les ministères et différents établissements publics (scolaires et universitaires compris), avec tout le désordre que cela implique dans les locaux de l’État. Politiquement, le président de la République a cloîtré la Tunisie à l’intérieur des pays arabes (et encore !) et africains. Les chefs d’État et dirigeants occidentaux ne sont plus reçus au Palais de Carthage, et le président n’est plus invité dans les pays occidentaux, contrairement à la tradition d’ouverture diplomatique de la Tunisie, habituellement fière de sa culture méditerranéenne.

En un mot, la Tunisie est passée d’une modernité inachevée sous l’ancien régime à une modernité déformée à partir de l’accès des islamistes au pouvoir en 2011, puis après le coup d’État de Saied de 2021.

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