Point de vue-Tunisie. Gouverner par l’emprisonnement politique

Manifestation organisée par des ONG et des partis politiques pour demander la libération des prisonniers politiques et défendre la liberté d’expression, à Tunis, le 29 Nov. 2025. La veille, des avocats ont annoncé que plusieurs opposants avaient été condamnés en appel à de lourdes peines pour « complot contre la sécurité de l’État ». (Photo : FETHI BELAID / AFP)
Le traitement politique des opposants et militants par l’emprisonnement est intensifié en Tunisie, ainsi que les condamnations judiciaires de ces acteurs.
Faut-il emprisonner tous les citoyens et tous les acteurs politiques et associatifs pour consoler le pouvoir politique tunisien, avide de faire le vide autour de lui ? Il faut le croire après la énième condamnation d’une quarantaine d’opposants et de militants par la cour d’appel de Tunis dans l’affaire dite de « complot contre la sûreté de l’État », où « les garanties minimales d’un procès équitable n’ont pas été respectées », comme le déclarent depuis plusieurs mois avocats, opposants, professeurs de droit et organisations des droits de l’homme.
L’emprisonnement politique : pourquoi faire ? On le sait, il est souvent présenté comme l’arme ultime du pouvoir autoritaire pour contrôler et neutraliser physiquement les opposants, en intimidant les hésitants, en dissuadant ceux qui seraient tentés de rejoindre l’opposition. À vrai dire, on est face à un mode de gouvernement simple, immédiat, aussi banal qu’inintelligent. Un individu critique le système, on l’arrête ; un journaliste enquête, on l’incarcère ; un syndicaliste organise un meeting, on le met hors d’état de nuire. Mais cette apparente efficacité dissimule surtout les insuffisances profondes d’un tel recours.
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Qui l’aurait cru après une « révolution de dignité et de liberté », la prison est désormais érigée en un outil de gouvernement quotidien. Normal qu’un pouvoir qui n’a plus les moyens de produire du consentement, d’organiser la participation honnête, de résoudre les conflits sociaux, c’est-à-dire de faire de la politique, puisse se résoudre à l’incarcération politique. Incarcération que le sociologue Loïc Wacquant appelle une « béquille institutionnelle », un substitut à l’action publique, ou carrément un moyen de non-gouvernement. À vrai dire, gouverner par la peur ne fonctionne pour les gouvernements ordinaires que si la peur reste exceptionnelle. Lorsque la menace d’emprisonnement est permanente, touchant au tas opposants, journalistes, blogueurs, citoyens ordinaires, et devient un mode de gouvernement, elle perd alors son caractère sélectif. C’est la porte ouverte à la résignation ou à la clandestinité, mais aussi à la colère, à la défiance et, parfois, à l’organisation souterraine. Ce n’est pas un hasard si Kais Saied crie à longueur de journées au complot. Dans les démocraties, on répond aux dits complots par la transparence et la liberté. Et à la limite, les complots n’intéressent personne, du moins tant que les institutions fonctionnent correctement en toute légitimité et que les libertés et les médias veillent au grain.
L’incarcération des opposants est certainement un geste politique de détresse, même lorsque le pouvoir tente de l’habiller par des procédures judiciaires. Plus un régime emprisonne, plus il confesse sa propre fragilité. L’acte même d’envoyer un adversaire politique derrière les barreaux est un aveu d’impuissance. Il reconnaît en tout cas que l’opposition existe, qu’elle inquiète, qu’elle possède un potentiel de mobilisation. Le pouvoir qui emprisonne les figures politiques ou critiques en fait lui-même des martyrs ou des symboles. Le dissident, même inconnu par le public, devient une figure nationale, l’avocat persécuté devient un symbole de résistance (Ahmed Souab), le militant réduit au silence acquiert une voix plus forte encore (Jaouhar Ben Mbarek, les Chebbi, Ayachi Zammel, Chaima Issa, etc.).
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C’est que la prison a du mal à produire les résultats escomptés. Au lieu de fragmenter l’opposition, elle peut parfois la souder, voire la radicaliser. Au lieu de calmer les tensions, elle peut les transférer vers d’autres théâtres et les amplifier. En croyant disperser et neutraliser les forces adverses, le pouvoir tunisien ne se rend pas compte qu’il les durcit encore. Emprisonnés par centaines par Ben Ali, les islamistes ont gagné par miracle (mais pas de miracle en politique) les élections neuf mois après la fuite du dictateur. La prison fonctionne alors comme un substitut d’école politique pratique, préparant des rebondissements futurs. On croit enfermer des individus isolés, on fabrique sans le vouloir des groupes déterminés. L’opposition tunisienne est en train d’être unifiée alors même qu’elle souffrait d’émiettement lors de la transition démocratique (peut-être seulement face aux défis du jour).
N’oublions surtout pas que l’emprisonnement politique détruit la confiance dans les institutions et produit un climat de suspicion généralisée. Tout est figé en Tunisie aujourd’hui, tout comme les entrepreneurs et les investisseurs sont en attente. Lorsque l’arrestation cible une opinion, un post, un slogan ou une enquête, on cherche délibérément à rompre la distinction entre la criminalité de droit commun et la dissidence politique. Cette confusion défigure le principe même d’un État de droit, ainsi que l’ordre moral, économique, professionnel et culturel. Tout est lié. Lorsque les esprits sont muselés, l’innovation se fige, l’investissement recule, et les compétences s’exilent. Il suffit de voir les milliers de docteurs et ingénieurs qui quittent annuellement le pays (et pas seulement pour des raisons économiques). Meilleures conditions de travail, meilleures rémunérations et espoir de liberté vont ensemble. Outre l’image détestable du pays sur le plan diplomatique. L’emprisonnement politique isole le pays de ses partenaires traditionnels et l’expose à des pressions redoutables, comme on le voit pour la Tunisie avec les États-Unis et l’Union européenne.
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Le pouvoir tunisien a du mal à se convaincre que gouverner par l’emprisonnement empêche toute sortie de crise. On peut emprisonner des personnes, mais les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Les inégalités demeurent, le chômage persiste, la corruption continue, l’effondrement des services publics se poursuit, les tensions sociales s’accumulent, l’isolement diplomatique est une réalité. L’emprisonnement politique n’apporte aucune solution, il retarde seulement la phase de retour au réel.
Gouverner par l’emprisonnement, ce n’est pas seulement un abus, c’est un aveu d’échec. Lorsque la prison apparaît, la politique disparaît. Lorsque l’État croit affirmer son autorité, il ne fait que confirmer sa perte de contrôle. La stabilité qu’il recherche à établir est illusoire, le silence qu’il impose risque de préparer des effervescences futures. Aucun régime n’a jamais durablement survécu en gouvernant par la peur, notamment s’il n’a pas (ou plus) la confiance des citoyens.
Les peuples, même silencieux, n’oublient pas. Et l’histoire, toujours lente, garde le dernier mot.
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