Refusé en Algérie : « Les mots qu’elles eurent un jour », le film qui redonne voix aux combattantes oubliées de la guerre d’indépendance

Sorti ce mercredi 11 juin au cinéma en France, « Les mots qu’elles eurent un jour » a d’ores et déjà suscité une vive émotion : hier soir, mardi 10 juin, la projection organisée, en présence du réalisateur et du journaliste Edwy Plenel, au MK2 Gambetta affichait complet. Ce documentaire de Raphaël Pillosio, récompensé au festival Cinéma du réel en 2024, a été refusé de diffusion en Algérie par la Commission chargée de délivrer les visas d’exploitation. Ce rejet, lourd de sens, éclaire le cœur même du film : la persistance du silence autour de la mémoire des femmes dans la guerre d’indépendance.
Car ce film est avant tout cela : un combat contre l’effacement, une quête obstinée des paroles perdues, une tentative fragile de réanimer l’Histoire par l’image.
Tout commence avec une bande muette. En 1962, le cinéaste militant Yann Le Masson filme une réunion de militantes algériennes et françaises, tout juste sorties de prison après les accords d’Évian qui ont scellé l’indépendance de l’Algérie.
Ces femmes, engagées dans la lutte anticoloniale, se retrouvent pour parler de leur avenir. Mais la bande-son a disparu — ou peut-être n’a jamais existé. Une simple note d’archive à la Cinémathèque de Toulouse indique : « le son est perdu à jamais ». Rien à entendre, circulez.
Raphaël Pillosio ne se contente pas de ce vide. Il remonte la trace de ces femmes, de cette scène suspendue. L’image devient terrain d’enquête, outil de fouille. Le film ne cherche pas à restituer fidèlement ce qui a été dit, mais à comprendre ce qu’il en reste : dans les visages, dans les gestes, dans les silences. Il explore ce que ce silence dit — de la place des femmes dans l’Histoire, de la mémoire postcoloniale, de ce qui n’a jamais été consolé.
Dans les images en noir et blanc, les femmes sont là : assises sur des lits de camp, se tenant les mains, riant, discutant. Le film revient sans cesse sur ces plans, pour les habiter autrement. Ce que les mots ont perdu, les gestes et les regards le font ressurgir. Certaines sont connues, comme Zohra Drif, ancienne poseuse de bombe devenue sénatrice algérienne. D’autres sont restées sans nom. Toutes racontent un espoir : celui d’une révolution qui ne laisserait personne de côté.
Mais l’histoire les a effacées, marginalisées. Dans l’Algérie indépendante, peu ont trouvé leur place. Nombre d’entre elles ont été renvoyées aux rôles d’épouses ou de mères, exclues du récit national. Le film parvient à retrouver certaines d’entre elles. Leurs témoignages, souvent empreints de retenue, révèlent un double effacement : celui d’une parole disparue, et celui d’une mémoire reléguée.
Tentant l’impossible, le réalisateur fait appel à deux spécialistes sourds de la lecture labiale. Ils visionnent les images pour tenter de reconstituer les échanges. Le résultat est fragmentaire, mais bouleversant. Ce sont justement ces trous, ces manques, qui donnent au film sa puissance : les absences deviennent signifiantes.
À force de revoir ces images, elles cessent d’être de simples archives. Les femmes filmées deviennent presque familières. On perçoit des élans, des tensions, peut-être des désaccords. La vie affleure dans chaque plan. Et si les mots se sont envolés, les corps, eux, parlent encore.
« Les mots qu’elles eurent un jour » est un film hanté, un documentaire d’après le silence. Il dit la force de l’engagement, la violence de l’oubli, l’érosion de l’espoir. En refusant, à son tour, de se taire, il redonne à ces femmes — militantes, prisonnières, combattantes — le droit fondamental de raconter leur propre histoire.
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