SALIMA NAJI — « Low-tech et qualitative, voilà l’architecture de demain »

 SALIMA NAJI — « Low-tech et qualitative, voilà l’architecture de demain »

« Mon approche est fondée sur le bon sens, l’expérience et la connaissance fine des territoires et des habitants », Salima Naji, architecte marocaine, lauréate Prix international des femmes architectes. Photo : Frédérique PRABONNAUD / AFP

Reconnue internationalement et multirécompensée, l’architecte et anthropologue Salima Naji déploie depuis près de vingt ans une pratique profondément ancrée dans les réalités sociales et écologiques du Maroc. Défenseuse d’une architecture tournée vers l’humain, elle conçoit chaque chantier comme une promesse d’avenir et un acte de transmission. Une démarche engagée, saluée une nouvelle fois le 15 décembre à Boulogne-Billancourt, où elle a reçu le Prix international des femmes architectes.

Sur le chantier en pisé et adobes de terre crue du souk colonial de Tablaba, à Taghjijt, dans le sud du Maroc. David Goeury/Studio Salima Naji

LCDL : Les bouleversements environnementaux pèsent sur l’ensemble des sociétés. Quel rôle l’architecte peut-il jouer pour une plus grande justice sociale ?

Salima Naji : L’architecture vernaculaire est née de la nécessité de bien vivre avec les ressources disponibles dans l’environnement. Le rôle de l’architecte est de s’inscrire dans cette logique, surtout dans les territoires arides. À l’heure du réchauffement climatique, c’est un modèle d’intelligence.

Je milite pour une alternative à une « modernité de pacotille », en intégrant urbanisme, matériaux locaux (terre, pierre, bois, fibres), gestion de l’eau et participation des communautés. Les oasis constituent une source d’inspiration pour intégrer une réflexion sur la durabilité des constructions contemporaines.

Mes différents projets en terre et en pierre (une quarantaine de projets sociaux désormais livrés dans les provinces de Tiznit, Agadir, Guelmim-Oued Noun et Tata) démontrent qu’on peut proposer une architecture adaptée, durable, low-tech et qualitative. Voilà l’architecture de demain. Une façon de bâtir qui constitue la seule voie viable pour assurer la survie de l’humanité.

Nous avons pu concrétiser des projets, salués comme des modèles à l’international, malgré des budgets très limités. C’est une véritable alternative aux pratiques habituelles. Ces projets allient réflexion sur le cadre de vie, le confort privé et l’espace public en mobilisant au mieux les ressources existantes et les compétences locales, et ce toujours dans le cadre légal marocain.

Malgré le décret de 2013, encadrant l’usage de la terre crue via des normes « acceptables », certains restent rétifs face aux matériaux dits traditionnels. Il faut donc faire œuvre de pédagogie pour transformer les mauvaises habitudes en bonnes pratiques. Une fois que c’est construit, les gens savourent les températures clémentes et la beauté des lieux.

La station du téléphérique, la plateforme d’accueil et le parvis de la forteresse d’Agadir Oufella, après le travail de régénération complet du site.
La station du téléphérique, la plateforme d’accueil et le parvis de la forteresse d’Agadir Oufella, après le travail de régénération complet du site. David Goeury/Studio Salima Naji

Au lendemain du séisme survenu à Marrakech le 8 septembre 2023, vous avez défendu une reconstruction fondée sur des matériaux traditionnels. Comment cette proposition a-t-elle été accueillie ?

Le message royal du 13 septembre 2023 a posé les bases d’une reconstruction respectueuse de l’identité architecturale, des matériaux locaux et de la dignité sociale des familles qui vivent dans la difficulté et la résilience. Tout était dit et j’ai rigoureusement suivi ce programme. Mon approche n’est ni idéologique ni nostalgique : elle est fondée sur le bon sens, l’expérience et la connaissance fine des territoires et des habitants, notamment ceux des montagnes que je fréquente assidûment depuis l’enfance.

Dès les années 1990, j’ai œuvré pour la valorisation des architectures du Sud marocain — les ksour (greniers collectifs) du Tafilalet et du Drâa, ou des kasbahs — en lien avec mes origines familiales. J’apprends et documente dans mes différents ouvrages les savoirs vernaculaires, en collaboration avec les maalmines (artisans).

Ma thèse de doctorat portait déjà sur les greniers collectifs, patrimoine essentiel des sociétés rurales, que je commence alors à restaurer. Ensuite, devenue architecte autorisée, j’ai poursuivi cet engagement sur le terrain.

Donc intervenir dans le Haouz est pour moi une évidence : l’école de 1 000 m² construite en pierre et bois, avec des techniques parasismiques revisitées, est un vrai succès. Que disent les gens du village ? Que c’est beau et moderne !

Réhabilitation de l’entrée post-fouilles archéologiques de la forteresse d’Agadir Oufella.
Réhabilitation de l’entrée post-fouilles archéologiques de la forteresse d’Agadir Oufella. David Goeury/Studio Salima Naji

De toutes vos réalisations, quel projet incarne le mieux votre vision et vos engagements ?

La réhabilitation de la forteresse d’Agadir, avec sa plateforme d’accueil pour les visiteurs, dotée d’un téléphérique. La forteresse avait été classée monument historique en 1932 mais ne s’était pas remise du séisme qui l’avait complètement détruite en 1960. Ce projet a combiné mémoire, patrimoine, innovation, durabilité et participation citoyenne.

Site promontoire exceptionnel surplombant une structure portuaire adaptée au commerce international, Agadir a incarné durant plus de six siècles l’importance de ce port aux débouchés des grandes routes continentales qui liaient le Sahara et l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Soixante ans après le terrible tremblement de terre, le Royaume a décidé de donner une nouvelle vie à ce site emblématique de l’histoire marocaine en respectant les protocoles internationaux d’interventions patrimoniales post-catastrophe, afin d’ouvrir le site à la visite et au recueillement.

Les vestiges ont été restaurés avec soin. Un téléphérique discret, enfoui, a été installé pour faciliter l’accès sans dénaturer le site. Une technique parasismique millénaire alliant pierre et bois, inspirée des traditions constructives marocaines, a été utilisée pour rendre hommage aux victimes et montrer qu’il existe des alternatives crédibles au béton, qui a anéanti tant de vies en 1960.

La plateforme d’accueil parasismique d’Agadir Oufella, hommage aux techniques ancestrales performantes. David Goeury/Studio Salima Naji

Ce matériau s’impose partout, même dans les zones rurales. Pensez-vous qu’il soit encore possible d’inverser cette tendance et de redonner toute sa place à l’architecture vernaculaire ?

Dans mon ouvrage Architectures du bien commun : pour une éthique de la préservation (Métispresses, 2019), j’ai décortiqué ce système de construction que j’appelle les « architectures spaghetti », soi-disant modernes mais sans aucune fiabilité — nous l’avons malheureusement constaté en 2023.

L’architecture vernaculaire, elle, a recours à des matériaux locaux facilement accessibles. Elle présente de nombreux attributs et elle est recherchée dans l’architecture dite « verte » ou durable. Ses structures économes en énergie s’intègrent au paysage dont elles sont issues.

Alors que nous nous efforçons d’adapter notre environnement bâti aux exigences et aux préoccupations de l’ère du changement climatique, pourquoi copier des gratte-ciel ringards à l’heure de la décroissance ? Pourquoi démultiplier des hôtels de luxe partout sans se soucier des logements des classes moyennes ou modestes ? Pourquoi tourner le dos à notre legs ? Pour être dans un simulacre d’une « modernité » malheureusement destructrice ?

David Goeury/Studio Salima Naji

Vous êtes aussi commissaire de l’exposition Amazighes au Mucem, à Marseille. Comment ce travail de transmission culturelle entre-t-il en résonance avec votre pratique architecturale ?

Les installations que j’ai réalisées à Doha pour la biennale de 2024 mais aussi récemment au Macaal de Marrakech ou encore pour l’actuelle exposition Aïta, à Bordeaux, viennent du geste, du faire, du lien aux origines, de la matrice Terre. J’ai toujours voulu offrir une reconnaissance de l’amazighité via une approche qui vienne de l’intérieur de cette société. C’est ce que j’ai développé dans mes premières études et donc mon premier livre, Art et architectures berbères (Edisud, 2001, réédité en 2009).

Cette exposition s’inscrit dans ce droit fil d’une connaissance profonde de sociétés, que je déploie surtout en sauvant de la ruine des dizaines de bâtiments ou monuments dans l’Anti-Atlas depuis deux décennies (greniers collectifs, mosquées, synagogues, demeures, etc.).

Cet héritage incroyablement riche est de plus en plus redécouvert — le tatouage, le tifinagh, les dessins, le tissage ou les bijoux. Autant de signes d’une actualité vivante qu’il est important de montrer dans ce « musée de société ».

Au siècle dernier, les musées ont prélevé, démembré et désincarné cet ensemble, en évacuant notamment la fluidité des pratiques. Aujourd’hui, une modernité renouvelée réinvestit ce répertoire à l’aune des mémoires et de pratiques quotidiennes tenaces.