TRIBUNE. L’arabe, une langue française mal reconnue

 TRIBUNE. L’arabe, une langue française mal reconnue

Tarek Abouelgamal, coordinateur pédagogique à l’Institut du monde arabe et docteur en didactique des langues

Publiée à l’occasion de la Journée mondiale de la langue arabe, célébrée le 18 décembre, cette tribune revient sur cinq siècles de présence de l’arabe en France. Malgré son ancrage historique et son utilité contemporaine, la langue arabe demeure entourée de malentendus et de préjugés.

Par Tarek Abouelgamal, coordinateur pédagogique à l’Institut du monde arabe et docteur en didactique des langues

 

L’arabe a été enseigné en France avant même que le français ne devienne langue officielle du royaume en 1539. Dès 1537, Guillaume Postel, lecteur royal de François Ier, dispense ses cours au Collège royal, aujourd’hui Collège de France. Depuis, l’enseignement de l’arabe n’a jamais été interrompu.

Parler de la langue arabe en France, c’est évoquer une aventure singulière. Que l’on se place du côté de l’histoire ou des enjeux contemporains, on se trouve face à une relation solide par sa profondeur historique, géographique et démographique.

La langue arabe en France, ce sont plus de cinq siècles d’histoire. C’est aujourd’hui la deuxième langue la plus parlée dans le pays après le français. Ce sont des dizaines de milliers de familles et de mariages mixtes, donnant naissance à des enfants biculturels, porteurs à la fois d’un héritage français et arabe. Je me propose ici d’en établir un état des lieux nuancé. Car si certains signes sont encourageants, d’autres laissent perplexe, parfois inquiet.

Une présence réelle dans l’éducation et le monde professionnel

La langue arabe est présente dans l’ensemble du système éducatif français, de l’école primaire à l’université. Un élève peut ainsi apprendre l’arabe à l’école primaire, au secondaire, puis à l’université. Les chiffres, bien qu’en progression, demeurent cependant modestes.

À l’école primaire, seuls 0,2 % des élèves apprennent cette langue. Dans le secondaire, environ 15 000 élèves, soit 0,3 % des effectifs, suivent un enseignement d’arabe, selon les données du ministère de l’Éducation nationale. L’arabe arrive ainsi en septième position parmi les langues enseignées à l’école de la République. À l’université, 3 502 étudiants sont inscrits en licence d’arabe, selon le Livre blanc des études maghrébines, dont près d’un quart à l’INALCO.

En dehors du système éducatif, la langue arabe demeure un atout important dans le monde professionnel, dans des secteurs variés : tourisme, luxe, journalisme, diplomatie, industrie de la défense. Depuis quelques années, une demande croissante apparaît également dans le domaine médical.

Le nombre grandissant de Français expatriés dans les pays du Golfe, et plus largement dans le monde arabe, contribue à stimuler la demande de formations en langue arabe. Je le constate quotidiennement dans le cadre de mes fonctions à l’Institut du monde arabe, lieu emblématique du rapprochement culturel entre la France et le monde arabe.

Cette dynamique va de pair avec une demande accrue de formation interculturelle. J’ai accompagné plusieurs entreprises françaises dans leur implantation et le développement de leurs activités dans différents pays de la région, et j’ai pu mesurer combien ce type de formation contribue à la réussite des échanges économiques et humains.

Une langue vivante, un héritage à transmettre

La diaspora arabe ou arabophone constitue une partie intégrante de la société française. Si les chiffres précis sont difficiles à établir, plusieurs millions de Français sont aujourd’hui soit arabophones, soit descendants d’arabophones. La langue arabe fait donc pleinement partie de leur héritage culturel.

Ces individus, ces familles et leurs enfants forment un lien vivant entre les deux rives de la Méditerranée. Ils jouent un rôle important dans les échanges culturels, intellectuels et commerciaux entre la France et les pays arabes. L’État doit donner à ces familles les moyens de transmettre leur langue d’origine, dans un cadre républicain.

Les étudiants originaires de ces pays, venus poursuivre leurs études en France, constituent eux aussi un atout majeur du soft power français. L’augmentation récente des frais d’inscription pour ces étudiants étrangers, décidée par certaines universités, risque d’avoir un effet contreproductif et durablement dommageable.

L’arabe face aux peurs du débat public

Cette remarque conduit à un aspect plus préoccupant : la manière dont la langue arabe est perçue et traitée dans le débat public français.

Le discours de certains responsables politiques à propos de l’arabe est souvent négatif, voire hostile. Un ensemble d’arguments fallacieux est régulièrement mobilisé pour rejeter l’enseignement de cette langue. D’anciens ministres, parfois candidats aux plus hautes fonctions, n’hésitent pas à tenir dans les médias des propos stigmatisants.

Deux arguments reviennent de façon récurrente. Le premier consiste à affirmer qu’en France, il faudrait d’abord apprendre le français, comme si l’apprentissage de l’arabe entrait en concurrence avec la langue nationale. Le second prétend que seules l’anglais ou le chinois seraient des « langues d’avenir », rendant l’arabe inutile. Ces positions semblent ignorer ce que l’on sait du plurilinguisme, pourtant reconnu comme un levier de réussite scolaire et d’ouverture intellectuelle.

Des exceptions existent toutefois. On peut citer l’ancien ministre de la Culture et de l’Éducation nationale, Jack Lang, aujourd’hui président de l’Institut du monde arabe, auteur de deux ouvrages aux titres explicites : L’arabe, trésor de France et L’arabe, une chance pour la France.

On ne peut également passer sous silence le cas de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem qui fit l’objet d’une violente campagne de diffamation pour avoir proposé d’élargir l’enseignement de l’arabe en CP, en l’ouvrant à tous les élèves, sans condition d’origine.

Un discours haineux s’est alors déchaîné. Certains ont crié à « l’arabisation » de la France, d’autres ont dénoncé un prétendu « cheval de Troie de l’islamisme », allant jusqu’à qualifier la ministre d’ayatollah.

J’ai par ailleurs constitué un corpus de déclarations politiques, qui sera publié prochainement, illustrant la manière dont la langue arabe est régulièrement prise pour cible. On peine parfois à savoir si ces responsables parlent de la langue elle-même ou s’ils projettent sur elle des peurs plus vastes.

Plurilinguisme et humanisme : un choix de société

Notre époque nous rappelle chaque jour que le progrès technique ne garantit pas le progrès humain. L’histoire n’avance jamais en ligne droite : elle se construit par cycles, détours et recommencements. L’intelligence artificielle ne nous rendra ni plus bêtes ni plus intelligents. Les nouvelles technologies ne garantiront ni la paix ni la prospérité.

Ce sont l’enseignement, la formation, la transmission des savoirs et, surtout, les valeurs qui les accompagnent, qui façonnent durablement l’humanité. La langue en est à la fois l’instrument et le souffle.

Valoriser l’arabe, dans une perspective plus large de plurilinguisme, c’est faire le choix d’une vision humaniste ouverte, lucide et tournée vers l’avenir. Refuser cette langue au nom de peurs ou de fantasmes, ce n’est pas défendre la République. C’est renoncer à l’une de ses promesses fondamentales : l’émancipation par le savoir.