Tunisie. Affaires financières : les libérations de businessmen sous caution interrogent la justice

Abdelaziz Makhloufi, magnat du secteur de l’exportation de l’huile, a dû mobiliser une somme inédite dans les annales judiciaires du pays en vue de sa libération conditionnelle
La justice tunisienne multiplie ces derniers mois les libérations conditionnelles de grands hommes d’affaires et de capitaines de l’industrie en échange de garanties financières colossales. Une stratégie manifestement censée renflouer rapidement les caisses de l’État, mais qui soulève de nombreuses critiques quant à l’égalité de traitement devant la loi, surtout dans un contexte où plusieurs opposants politiques restent emprisonnés sans possibilité de bénéficier de mesures similaires.
Le milliardaire Abdelaziz Makhloufi reçu le 5 novembre 2025 dans un climat festif dans son fief de Sfax
Parmi ces businessmen, au moins cinq d’entre eux sont particulièrement connus du grand public. Si les sommes en question semblent dérisoires à l’échelle du budget d’un État, mobiliser ce type de cash demeure une gageure complexe y compris pour les plus grands patrimoines tunisiens à l’échelle des groupes et des individus. En cette période de fignolage de la loi du budget 2026, tout est bon à prendre pour le Trésor public.
Abdelaziz Makhloufi : un record à 50 millions de dinars
La libération de l’homme d’affaires Abdelaziz Makhloufi a marqué les esprits, reçu en grande pompe chez lui notamment par les supporters du Club sportif sfaxien dont il est le principal financier, 1 an jour pour jour après son arrestation. Sur les quatre affaires le concernant, il a été jusqu’ici été blanchi dans trois affaires douanières.
Fixée à 50 millions de dinars (environ 15 millions d’euros), la garantie exigée par le juge constitue un montant sans précédent dans l’histoire judiciaire tunisienne. Cette décision a été justifiée par l’ampleur des soupçons financiers pesant sur lui, mais elle a aussi été perçue comme une négociation financière déguisée, destinée autant à sécuriser l’État qu’à éviter une longue détention préventive d’un acteur économique majeur.
L’affaire restante concerne le secteur de l’exportation de l’huile d’olive, où Makhloufi est accusé d’avoir orchestré un système de fraude présumée portant sur des dizaines de millions de dinars. Selon l’enquête du pôle judiciaire économique et financier, Makhloufi aurait été impliqué dans des opérations d’exportation fictives ou sous-facturées, des irrégularités douanières visant à profiter indûment des primes à l’export, des détournements liés à la qualité et à l’origine certifiée de l’huile exportée, et plus largement une évasion fiscale d’envergure en lien avec plusieurs sociétés écrans.
Le dossier a été ouvert à la suite de signalements des services douaniers et de l’ONH (Office national de l’huile) et de l’Office des terres domaniales, qui avaient détecté des mouvements financiers anormaux et des incohérences répétées entre volumes déclarés et volumes expédiés. Makhloufi avait été placé en détention préventive, les 50 millions de dinars constituant une somme destinée à assurer sa comparution et à garantir les intérêts de l’État tant que l’enquête se poursuit.
L’affaire reste emblématique des fraudes récurrentes dans le secteur de l’huile d’olive, considéré comme stratégique pour la Tunisie, premier exportateur mondial d’huile d’olive biologique. Elle a aussi relancé le débat sur le contrôle de la filière, la transparence des primes à l’exportation et les réseaux d’intermédiaires.
Ahmed Abdelkafi : 25 millions pour une libération provisoire
Quelques heures plus tard, c’est au tour de l’investisseur et financier Ahmed Abdelkafi, figure influente de la place tunisienne, qui a été libéré contre 25 millions de dinars. Son dossier, lié à des soupçons de corruption et de malversations, a mis en lumière la ligne suivie par le parquet : privilégier la sortie de prison contre paiement immédiat, en promettant une instruction qui se poursuivra « en état de liberté ».
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Abderrahim Zouari : 18 millions pour l’ancien ministre
Avant eux, l’ancien ministre du Transport Abderrahim Zouari, cinq fois ministre durant l’ère Ben Ali, avait déjà bénéficié d’un arrangement similaire contre la bagatelle de 18 millions de dinars. En janvier 2014, Zouari avait été nommé Président-Directeur Général de la STAFIM‑Peugeot, le concessionnaire officiel des marques Peugeot/Citroën/Opel en Tunisie.
Si ses démêlés judiciaires remontent à plusieurs années, sa libération a été interprétée par certains observateurs comme une volonté d’accélérer des dossiers restés longtemps en suspens, tout en générant une rentrée financière rapide pour le Trésor.
Hassine Doghri : 15 millions pour l’ex-patron de la BIAT
Incarcéré en 2023, l’ex-dirigeant bancaire Hassine Doghri a été libéré, lui aussi, contre un montant lui aussi considérable : 15 millions de dinars. Le dossier, mêlant gestion bancaire et conflits financiers, et blanchiment d’argent, a renforcé l’impression d’une justice de plus en plus tournée vers des solutions monétaires provisoires plutôt que vers le traitement judiciaire de fond.
Vers un règlement dans l’affaire Marouane Mabrouk ?
Reste le cas sensible de Marouane Mabrouk, héritier du groupe Orange Tunisie et ancien gendre de l’ex président Ben Ali. L’État réclame une somme qui se chiffrerait en centaines de millions de dinars, bien au-delà des montants négociés dans les dossiers précédents. Beaucoup s’attendent à une résolution similaire, même si les tractations s’annoncent nettement plus âpres.
En détention depuis trois années, l’intéressé avait sollicité dès juillet 2023 la Commission de réconciliation pénale, en vain. L’empire industriel et bancaire du capitalisme rentier de la famille Mabrouk regroupe une constellation de multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros. Il qui emploie directement plus de 20 mille personnes, principalement implanté dans les secteurs de l’agroalimentaire (Sipca, Saïda), de la grande distribution (Géant-Casino, Monoprix), de l’automobile (Le Moteur – Mercedes), des télécommunications (Orange), de l’hôtellerie, et de la banque (Biat). Il est leader dans nombre de ces domaines en Tunisie.
Une stratégie financière doublée d’un choix de détente politique ?
Si cette série de libérations est officiellement justifiée par l’ampleur des dossiers économiques et par la nécessité de protéger les fonds publics, elle suscite une forte controverse. De nombreux observateurs dénoncent une justice « à deux vitesses » : d’un côté, des grandes fortunes obtenant une libération rapide moyennant des sommes élevées ; de l’autre, des opposants politiques et figures critiques du pouvoir qui restent détenus sans possibilité de garanties financières comparables.
Ces arrangements interrogent ainsi la nature de la justice tunisienne actuelle, accusée par ses détracteurs d’utiliser la détention préventive comme levier économique plutôt que comme instrument judiciaire. Dans un contexte de crise budgétaire profonde, le choix de prioriser la collecte de liquidités auprès des milieux d’affaires, tout en maintenant une répression marquée contre les voix dissidentes, nourrit des inquiétudes croissantes sur l’indépendance et la cohérence de l’appareil judiciaire.
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