Tunisie : Alerte sur l’explosion du cash et les dérives de la circulation fiduciaire

L’inquiétude grandit autour de la politique monétaire tunisienne. Mardi, l’économiste Aram Belhadj lançait un appel, pointant une envolée jugée dangereuse de la circulation fiduciaire. La quantité de billets en circulation dépasserait désormais les 26 milliards de dinars, un niveau inédit qui contraste fortement avec une richesse nationale estimée entre 170 et 175 milliards de dinars.
Au-delà des spéculations sur une utilisation abusive de la fameuse planche à billets, pour Aram Belhadj, ce décalage signale une anomalie structurelle profonde. Il attribue cette situation à plusieurs facteurs conjugués : la récente loi relative aux chèques bancaires devenue dissuasive pour les commerçants, la défiance persistante envers les banques, et la multiplication des billets de 50 dinars émis par la Banque centrale, qui facilitent la thésaurisation (mettre de l’argent de côté sans le dépenser ni le faire fructifier). L’expert estime en outre que les autorités financières manquent de fermeté dans l’application des règles censées encadrer les transactions.
Sur sa page Facebook, il résume son diagnostic sans détour :
« Plus de 26 mille milliards représentent le volume de la circulation monétaire dans une économie dont la richesse totale ne dépasse pas 170 à 175 mille milliards… Un résultat naturel dû à la loi sur les chèques, à l’absence de confiance dans le système bancaire, à l’émission de billets de 50 dinars par la Banque centrale, ainsi qu’au manque de sérieux dans l’application des lois et des règles qui devraient être imposées par les autorités monétaires et financières du pays », écrit-il.
Cet avertissement remet en débat la place du cash dans une économie qui tente, tant bien que mal, de renforcer la transparence financière. Dans un monde où le cash tend à disparaître dans les pays industrialisés, d’anciens billets souvent en piteux état sont remis en circulation en Tunisie.
Un système de paiement en pleine mutation
Si la masse de cash gonfle, c’est aussi parce que l’usage du chèque s’effondre. Les chiffres publiés par la Banque centrale dans son bulletin Des paiements en chiffres en Tunisie au 30 septembre 2025 en témoignent de façon criante : le nombre de chèques télécompensés a chuté de 67,9 % en un an. À la fin des neuf premiers mois de 2025, seuls 5,9 millions de chèques ont circulé, contre 18,52 millions fin 2024. Le chèque ne représente plus que 13,7 % des paiements compensés, contre 37 % un an plus tôt.
Cette contraction se confirme en valeur : le montant total émis en chèques a reculé de 57,9 %, atteignant 40,21 milliards de dinars à fin septembre 2025, loin des 95,62 milliards enregistrés l’année précédente. Le chèque ne pèse plus que 25 % des paiements télécompensés, alors qu’il en constituait plus de la moitié en 2024.
À l’inverse, les virements s’imposent comme le principal moyen de paiement, représentant 64,8 % des opérations en nombre et 36 % en valeur. Fait marquant : les lettres de change explosent, avec une hausse de 160 % du nombre de traites émises – 3,4 millions pour un total de 39,79 milliards de dinars, en progression de 58,6 %. Loin de l’effet escompté par le législateur de la digitalisation, l’économie tunisienne se tourne certes davantage vers les prélèvements et les virements, mais surtout vers un archaïsme qui remplace un autre : des chèques remplacés par les liasses de billets et les traites surannées.
Une réforme des chèques aux effets collatéraux
Ce bouleversement est directement lié pour rappel à la réforme adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple le 30 juillet 2024, avec un délai d’application de 6 mois, modifiant en profondeur le régime des chèques sans provision. Publiée au Jort le 2 août et entrée en vigueur le 2 février 2025, la nouvelle loi introduisait un format de chèque révisé, un plafonnement des chéquiers et des montants, ainsi qu’un mécanisme numérique de vérification de solvabilité.
Si l’objectif affiché était de lutter contre les impayés et renforcer la discipline bancaire, la réforme a eu un effet inattendu : elle a exacerbé la pression sur les liquidités durant l’été 2025. Entre fin juillet et fin août, la demande en cash a atteint des sommets presque quotidiennement, avant de se stabiliser timidement à la rentrée.
Pour les experts, la combinaison de ces facteurs nourrit une économie parallèle florissante et complique la lutte contre l’évasion fiscale, un comble ! Surtout, elle met en lumière les difficultés du pays à rétablir un climat de confiance dans son système financier, les banques rechignant toujours à diversifier leurs produits et à faciliter l’accès au crédit.
