Tunisie. Croissance étonnante à 3,2 % au deuxième trimestre 2025, que cache ce chiffre officiel ?

L’Institut national de la statistique (INS) a créé la surprise en annonçant à la mi-août une croissance de 3,2 % du PIB au deuxième trimestre 2025 en glissement annuel, contre 1,6 % seulement au premier trimestre. Sommes-nous en présence d’une embellie réelle ou bien d’un tour de passe-passe statistique ?
Ainsi à en croire le communiqué de l’INS, sur trois mois l’économie aurait progressé de 1,8 %, et même enregistré une croissance de 2,4% au cours du premier semestre de l’année en cours, et ce après une contraction en début d’année. Une embellie qui interroge, car ce retournement dépasserait en somme toutes les prévisions : la Banque mondiale n’anticipait en effet que 1,9 % de croissance pour l’ensemble de l’année 2025, tandis que le FMI tablait plutôt sur un modeste 1,4 %.
« Cette amélioration peut trouver une explication dans les indicateurs du commerce extérieur du premier semestre de cette année, marqués par une nette hausse des importations de matières premières, de produits semi-finis et d’équipements. Mais ce chiffre reste quelque peu surprenant, d’autant que la nouvelle loi sur les chèques, qui a paralysé entièrement la vie économique, a constitué cette année le principal obstacle à l’activité du pays. Sans cette loi, aurions-nous atteint un taux de croissance supérieur à 5 % ? », ironise l’économiste Ridha Chkoundali.
Des chiffres officiels spectaculaires
Selon l’INS, ce dynamisme reposerait sur plusieurs secteurs-clés : l’agriculture qui s’est appréciée de +9,8 %, le bâtiment (+9,6 %) et l’industrie manufacturière (+3,9 %), dopée par la chimie (+10,1 %) et la mécanique – électrique (+9,6 %).
Mais plus significatif encore, le secteur minier aurait quant à lui bondi de 39,5 %, essentiellement grâce au phosphate. Les services progressent également (+1,9 %), portés par l’hôtellerie et la restauration (+7 %) et les transports (+3 %). En clair, tous les moteurs semblent avoir redémarré simultanément, offrant l’image d’une reprise généralisée.
Pourtant, plusieurs signaux jettent le doute. Dans son rapport Ecoweek, un think tank économique, les analystes rappellent que la Tunisie souffre d’un déficit d’investissement chronique — estimé à 72,5 milliards de dinars entre 2010 et 2024 — et d’une marginalisation croissante sur la carte des investissements directs étrangers (IDE). En 2024, le pays n’a capté que 936 millions de dollars, soit 1,8 % des flux vers l’Afrique du Nord, loin derrière l’Égypte (92 %).
La comparaison internationale est tout aussi défavorable dans le numérique : alors que les IDE mondiaux ont triplé depuis 2020, la Tunisie reste à la traîne, avec un retard massif en matière de fibre optique (89e sur 93 pays). Autant d’indicateurs qui contredisent l’image d’un redémarrage en trombe.
Terrain économique atone
Sur le terrain, le discours de la rue tunisienne est par ailleurs plus contrasté. À Kélibia comme à Tunis ou Djerba, commerçants et petits entrepreneurs décrivent une consommation en berne, freinée par l’inflation et par la nouvelle législation sur les chèques bancaires, qui interdit désormais les transactions à crédit. « Avant, chacun tournait avec des chèques antédatés, explique Ahmed, vendeur de prêt-à-porter. Cette année, tout doit se payer cash. Les familles n’ont plus de marge pour les vacances. Mes ventes se sont effondrées. »
Ce ressenti rejoint le scepticisme de nombreux observateurs : comment expliquer une reprise généralisée des secteurs productifs alors que le tissu commercial et la consommation restent fragilisés, même si la croissance étant relative, un rebond était attendu après avoir touché un plus bas.
Miracle ou mirage ?
La simultanéité des bons chiffres — agriculture, bâtiment, industrie, mines et services — intrigue d’autant plus qu’elle survient après deux années de croissance molle (1,4 % en 2024). De quoi nourrir la suspicion d’un « coup de théâtre statistique » : une embellie conjoncturelle mise en avant pour répondre à la pression politique, alors que le pays reste confronté à un chômage élevé, à un déficit d’investissements et à une perte d’attractivité régionale.
Faut-il y voir le signe d’un véritable redressement ou une mise en scène destinée à rassurer l’opinion ? Le chiffre de 3,2 % est officiel, mais il entre en contradiction avec les prévisions internationales, les réalités quotidiennes et les tendances de long terme, en l’absence d’une stratégie claire d’investissement et de compétitivité.
Dès octobre 2024, le journaliste spécialisé en économie Anis Morai écrivait déjà :
« Dans le rapport final du projet de la loi de finances qui vient d’être publié par le ministère des finances, le gouvernement table sur une croissance de 3.2% en 2025. C’est l’une des hypothèses avec laquelle le budget a été élaboré ! L’autre hypothèse connue est le prix du baril de pétrole qui est de 77,4 dollars. Les autres hypothèses ne sont pas quantifiables dans la mesure où en parle de stabilisation de la monnaie face aux principales devises. Je trouve le taux de croissance franchement très ambitieux pour un pays qui devrait terminer l’année 2024 avec un taux avoisinant le 1% si ce n’est pas moins ».
Or, 3,2% c’est précisément le taux annoncé il y a une semaine par l’INS, de quoi jeter le trouble sur une concordance exacte entre la projection et la réalité de la croissance. En mars 2024, l’ancien directeur de l’INS avait été limogé après avoir annoncé une croissance négative (-0,2%) au quatrième trimestre 2023.
