Un tournant silencieux de l’architecture sécuritaire du Golfe

 Un tournant silencieux de l’architecture sécuritaire du Golfe

Photo de fond : Doha / AFP

La frappe israélienne du 9 septembre à Doha a fissuré l’illusion d’un Golfe à l’abri des conflits régionaux. Elle a accéléré un rééquilibrage discret : solidarité intra-golfe, diversification des partenariats militaires et retour d’une logique de défense collective, au-delà du seul parapluie américain.

Par Anas Abdoun, analyste franco-marocain en risques géopolitiques

La frappe israélienne du 9 septembre à Doha, officiellement présentée comme une tentative de neutraliser des cadres du Hamas présents au Qatar, a eu l’effet d’un électrochoc, bien au-delà de l’émirat. En quelques heures, l’incident a fissuré l’idée d’un « autre Moyen-Orient » que s’était construit le Golfe : prospère, stable, tenu à distance des guerres qui ravagent la région depuis deux décennies. La tenue, ce 15 septembre, d’un sommet arabo-islamique d’urgence dans la capitale qatarie a matérialisé cette secousse : les dirigeants ont affiché une solidarité explicite avec Doha et averti qu’une poursuite des attaques « menacerait » la normalisation avec Israël, même si la déclaration finale reste prudente dans ses mesures concrètes.

Le signal le plus parlant est venu d’Abou Dhabi. Dès le lendemain de la frappe, Mohammed ben Zayed s’est rendu à Doha pour afficher un soutien public au Qatar, geste rarissime au regard des rivalités récentes entre les deux capitales. La photo de MBZ avec l’émir Tamim a circulé dans toute la région : elle consacre un réflexe de fermeté intra-golfe face à une action jugée déstabilisatrice. Dans la foulée, Riyad, Ankara et d’autres capitales ont multiplié les consultations.

Cette onde de choc intervient dans un contexte profondément ambivalent. Sur le papier, les monarchies du Golfe restent enchâssées dans l’architecture américaine et, depuis le premier semestre 2025, des promesses d’investissements colossaux dans l’économie américaine. Mais la frappe sur Doha, tolérée au minimum, facilitée au pire, est perçue comme une entorse à l’engagement de sécurité implicite qui sous-tend cet édifice. Le ressenti est d’autant plus vif que la Maison Blanche a revendiqué au printemps trois mille milliards de dollars d’engagements financiers en provenance du Golfe ; les capitales de la région s’interrogent désormais sur la symétrie entre ces flux et la protection politique attendue.

Pour Riyad et Abou Dhabi, ce n’est pas la première alerte. En 2019, les frappes contre Abqaiq et Khurais, cœur névralgique d’Aramco, avaient déjà convaincu qu’en cas d’escalade majeure, l’assurance-vie américaine n’était ni automatique ni totale. L’événement avait ouvert la voie à une diversification discrète des garanties de sécurité, dont la réconciliation saoudo-iranienne de 2023-2024, parrainée par Pékin, fut l’expression la plus spectaculaire.

La frappe de Doha est l’épisode 2 de cette prise de conscience : les États du Golfe n’acceptent plus l’idée que leur stabilité intérieure puisse devenir variable d’ajustement de la stratégie de tiers.

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Vers un OTAN arabe

D’où le retour à une grammaire régionale de la sécurité. Le sommet de Doha ne s’est pas limité à des condamnations rituelles. Dans l’immédiat, trois signaux ont prolongé l’onde de choc de Doha. D’abord, Ankara a mis sur la table une offre explicite de coopération militaire, Recep Tayyip Erdoğan se disant prêt à « partager les capacités de défense » de la Turquie avec des pays « frères », et appelant à des mesures collectives, y compris économiques pour dissuader de nouvelles atteintes à la souveraineté régionale.

Ensuite, Le Caire a décidé de réduire sa coordination sécuritaire avec Israël « jusqu’à nouvel ordre », en réaction à la frappe sur l’émirat, signe d’un refroidissement assumé d’un pilier discret mais central de l’architecture post-Camp David.

Enfin, la tentation d’un cadre de défense commun a quitté le registre des conversations officieuses : le CCG a annoncé l’activation de son mécanisme de défense conjointe, tandis que Le Caire évoque l’idée d’une alliance, une sorte d’« OTAN arabe », pour mutualiser doctrine d’interception, renseignement et clauses de souveraineté dans les contrats d’armement. Ainsi, même si la plupart des capitales ne souhaitent pas un démontage précipité des canaux diplomatiques ouverts depuis 2020, l’effet de seuil est réel : la normalisation n’est plus un acquis intangible si la souveraineté des États du Golfe est prise pour cible.

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Un basculement silencieux

Sous la surface, un rééquilibrage capacitaire s’esquisse. Depuis les révélations sur l’abattage d’au moins un Rafale indien par un J-10C pakistanais, plusieurs évaluations de renseignement estiment que l’écart technologique Chine–Occident n’est plus rédhibitoire ; surtout, Pékin n’est lié à aucune “qualitative military edge” en faveur d’Israël (avantage technologique garanti à Israël par Washington), un point qui pèse désormais dans les arbitrages d’achat du Golfe.

La Turquie, désormais puissance militaro-industrielle à part entière, propose des coopérations sans les clauses politiques sensibles qui accompagnent souvent les ventes occidentales.

La Corée du Sud s’impose, elle aussi, comme fournisseur agile d’offres « clé en main » à coûts compétitifs et délais de livraison courts, avec une forte disposition au co-développement déjà éprouvée dans la coopération avec Abou Dhabi.

Ce déplacement d’équilibre n’implique pas un « pivot anti-américain ». Il consacre une option multi-ancrages : préserver l’ombrelle américaine, tout en diversifiant fournisseurs, doctrines et médiateurs. Après l’épisode de Doha, les capitales du Golfe s’emploieront moins à « choisir » qu’à arbitrer : d’un côté, l’accès aux systèmes haut de gamme, à la formation et aux réseaux financiers occidentaux ; de l’autre, la réactivité turque, le coût/efficacité chinois et la logique de désescalade régionale inaugurée par la réconciliation avec Téhéran. L’objectif n’est pas idéologique, il est assurantiel. Réduire la dépendance à un seul garant, pour que la prochaine crise n’expose pas à une nouvelle dissonance entre contributions économiques massives et vulnérabilité politique.

Reste la question de l’« impunité ». Le calcul israélien de frapper des cibles du Hamas hors théâtre gazaoui, y compris dans un État allié des États-Unis, a eu un coût politique supérieur au gain tactique immédiat.

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La normalisation en question

Le sommet de Doha a rendu visible une coalition de circonstances : Qatar, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Turquie, Égypte, mais aussi Iran. Tous convergent sur un point précis. La souveraineté des États du Golfe n’est pas négociable. Dans ce cadre, l’« équation de normalisation » change de signe : les accords d’Abraham ne peuvent survivre et semblent déjà condamnés face à cette fuite en avant israélienne.

On objectera que la déclaration finale du sommet reste mesurée, que les mots dépassent les actes, que l’heure n’est pas à la rupture. C’est vrai aujourd’hui. Mais l’essentiel est ailleurs : la frappe de Doha a réactivé, au cœur même du Golfe, une logique de sécurité collective qui ne passera pas nécessairement par des annonces tonitruantes. Dans cette région, les bascules les plus durables se jouent souvent « en silence » : normes d’interception partagées, clauses de souveraineté dans les contrats d’armement, mutualisation du renseignement, lignes directes entre états-majors. Le politique suivra les infrastructures de sécurité et non l’inverse.

Le Moyen-Orient dispose d’un capital considérable : des excédents pétroliers et gaziers record, une démographie appelée à franchir les 560 millions d’habitants d’ici 2035 et une force de frappe financière inédite portée par les fonds souverains capables de mobiliser des centaines de milliards sur des cycles longs.

À cela s’ajoute une centralité diplomatique courtisée par Washington, Moscou, Pékin et d’autres puissances. Pourtant, cette puissance est demeurée sous-employée, trop souvent pensée à l’intérieur de la tolérance diplomatique américaine, au nom d’une sécurité tenue pour quasi sacrée au prix de marges de manœuvre rognées et d’une souveraineté bridée.

Or la reconfiguration progressive de l’architecture sécuritaire régionale change la donne : à mesure que l’ombrelle américaine cesse d’être exclusive, l’influence de Washington se relativise et un espace s’ouvre pour une souveraineté d’initiative. Autrement dit, ce qui s’esquisse n’est pas un repli, mais la possibilité, pour les capitales de la région, d’articuler leur puissance économique, financière, sécuritaire et diplomatique pour la convertir en actes.

La question n’est plus de savoir si ce basculement aura lieu, mais à quel rythme et avec quels instruments les capitales du Golfe le mèneront.