Vincent Lemire : « On ne peut pas reconnaître un État tout en laissant mourir ses citoyens ! »

 Vincent Lemire : « On ne peut pas reconnaître un État tout en laissant mourir ses citoyens ! »

Vincent Lemire, historien, professeur à l’Université Paris-Est / Gustave Eiffel et co-auteur de l’Atlas historique du Moyen-Orient (Les Arènes, 2024). © Philippe Matsas / Les Arènes

Professeur à l’Université Paris-Est / Gustave Eiffel, co-auteur avec Christian Grataloup de l’Atlas historique du Moyen-Orient qui vient de paraître aux éditions Les Arènes, Vincent Lemire analyse la décision de la France de reconnaître l’État palestinien. Un geste certes tardif mais qui pourrait rebattre les cartes diplomatiques dans un contexte explosif.

LCDL : La France reconnaît aujourd’hui l’État palestinien, bien après près de 150 pays. Qu’est-ce que cela signifie d’arriver si tard dans un contexte de carnage ?

Vincent Lemire : À mes yeux, cette décision est une avancée nécessaire, même si on peut effectivement considérer qu’elle arrive trop tard, car il était choquant que, parmi les sept pays les plus riches du monde, aucun n’ait encore reconnu l’État de Palestine, alors que 148 pays l’avaient déjà fait.

Le 22 septembre, trois d’entre eux (la France, le Royaume-Uni et le Canada) franchiront ce pas. C’est un moment historique. La diplomatie française a toujours affirmé que la reconnaissance de la Palestine figurait à son programme, tout en attendant le moment opportun pour entraîner d’autres grandes puissances.

Le contexte actuel permet d’éclairer cette dynamique : ancienne puissance mandataire, la Grande-Bretagne s’était jusque-là montrée réticente, et n’aurait sans doute pas suivi Paris sans les images d’horreur et l’extrême gravité de la situation dans la bande de Gaza, directement menacée par une guerre génocidaire et un plan de nettoyage ethnique complètement assumé par le gouvernement israélien.

Quant au Canada, son choix s’inscrit également dans une prise de distance vis-à-vis de Washington, une logique comparable à celle de l’Australie.

Du côté américain, Trump affiche son indifférence : il considère la diplomatie comme une relique d’un monde révolu. Pourtant, nous nous trouvons à un moment charnière de l’histoire, où deux trajectoires sont encore possibles : soit la loi de la jungle s’impose définitivement, et dans ce cas la Palestine est perdue; soit le droit international parvient à se réaffirmer.

Ce qui est paradoxal, c’est que dans cet entre-deux, l’isolement croissant des États-Unis crée de nouvelles marges de manœuvre diplomatiques.

 

Capture d’écran / Atlas historique du Moyen-Orient / Eds Les Arènes

Dans un tel contexte, la reconnaissance est-elle purement symbolique ou peut-elle peser sur le rapport de force sur la scène internationale ?

Elle peut effectivement peser, pour deux raisons. D’abord parce qu’elle redonne une perspective politique pour une future autorité palestinienne rénovée et réformée, dont on peut imaginer les capacités demain si elle était par exemple présidée par Marwan Barghouti, le Mandela palestinien.

Rappelons-nous du général de Gaulle à Londres en 1940 : il n’était pas élu, il n’avait ni armée ni territoire sous son contrôle, et pourtant qui pourrait nier que sa reconnaissance comme représentant légitime du peuple français a considérablement renforcé son action diplomatique ?

Cette reconnaissance pourra également peser sur la scène internationale car elle s’accompagne d’un plan d’action global adopté le 12 septembre par 142 pays de l’ONU.

Celui-ci exclut le Hamas de la transition politique et repose sur des mesures très concrètes : des unités palestiniennes suivent déjà un entraînement en Égypte et en Jordanie, tandis que l’Arabie saoudite s’engage à financer une mission de stabilisation placée sous mandat de l’ONU, afin de rétablir l’ordre dans la bande de Gaza.

Le plan prévoit également la tenue d’élections en Palestine d’ici fin 2026, objectif crédible grâce aux outils numériques aujourd’hui disponibles. Seules les formations politiques ayant renoncé à la violence seront autorisées à y participer. Par cette perspective politique, le désarmement du Hamas pourrait progresser efficacement.

Concrètement, qu’est-ce que ça change pour les Palestiniens au quotidien ? Cette reconnaissance pourrait-elle ouvrir la voie à des actions juridiques, par exemple à la Cour pénale internationale ?

Cette reconnaissance va transformer de nombreux Palestiniens considérés comme apatrides ou réfugiés en citoyens porteurs d’un passeport reconnu par les plus grandes puissances internationales. Cela pourra les aider très concrètement dans leur vie quotidienne, car un passeport reconnu, c’est une protection. Cela leur donnera aussi des droits renforcés.

De la même manière qu’un État, reconnu comme représentant légitime de sa population, a des capacités juridiques consolidées. Aujourd’hui, si c’est l’Afrique du Sud qui dénonce la guerre génocidaire devant la Cour internationale de justice, c’est parce que la Palestine ne peut s’y présenter elle-même.

Au total, il faut saluer cette décision même si elle est trop tardive, et prendre appui sur elle pour forcer les chefs d’État à prendre leurs responsabilités, à partir de la seule position cohérente possible : on ne peut pas reconnaître un État tout en laissant mourir ses citoyens !

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