Maroc. Quels sont les atouts d’un grand chef d’État ?

 Maroc. Quels sont les atouts d’un grand chef d’État ?

MAP / AFP

L’intelligence du cœur, la vision et le courage — si Mohammed VI concentre les qualités qui font la marque d’un grand chef d’État, au vu des réalisations majeures qui ont forgé le Maroc d’aujourd’hui, le leadership du roi du Maroc se heurte aujourd’hui aux défis actuels de la géopolitique, à commencer par l’élargissement des clivages politiques entre l’Occident et le monde arabe.

Beaucoup d’observateurs, et parmi les plus avertis, ne comprennent d’ailleurs pas très bien la position du Maroc envers ce qui se passe au Moyen-Orient. Entre ceux qui pensent que le royaume devrait rompre ses liens avec l’État hébreu pour cause de génocide envers la population palestinienne (il y a même une pétition qui se propose de rassembler un maximum de signatures pour une demande de rupture de la normalisation avec Israël), ceux qui se félicitent des attaques de Netanyahou contre le pays des « mollahs », ou les autres qui pensent, au contraire, qu’il est du devoir d’un pays « musulman » comme le royaume de soutenir « un pays frère », peu comprennent vraiment la position du Maroc.

Dans un monde qui n’est pas encore né des ruines de l’ancien ordre international — lequel faisait au moins semblant de respecter la primauté des principes et le droit international sur le principe de la force brute — beaucoup se posent la question du mutisme du monarque sur ces sujets. Comme s’il fallait absolument avoir une présence sur TikTok, pérorer sur LinkedIn ou carrément s’inventer son propre réseau social, comme l’a fait Donald Trump, pour se sentir exister en tant que chef d’État.

Or, à quoi cela sert-il de jeter des phrases cultes et des mots choquants, qui sont tout de suite balayés par la réalité ou contredits par la trivialité du réel ? On compare souvent Mohammed VI (et à juste titre) à son grand-père Mohammed V, qui avait dit : « l’information est sacrée, le commentaire est libre ». Or, si les faits sont sacrés, il faudrait s’en tenir à la position du royaume qui, dans les faits, a normalisé ses relations avec l’État hébreu mais ne cautionne en rien les crimes de guerre de ce chef de gang qu’est Netanyahou.

C’est aussi le refus de faire l’amalgame entre les sionistes, qu’ils soient à Tel-Aviv ou Washington, et les juifs. Guerre à Gaza ou conflit irano-israélien, aujourd’hui, la réalité du royaume, c’est que la plus grande communauté juive du monde arabe vivant au Maroc (3 000) et le 1 million de juifs d’origine marocaine vivant en Israël se félicitent de ce nouveau cadre légal pensé sur mesure pour la communauté juive, bien avant la crise du Proche-Orient.

Les nouvelles instances pour le judaïsme, entérinées au Maroc par le roi Mohammed VI bien avant le début des hostilités en Palestine, ont permis de mettre en valeur la richesse et la diversité de l’identité nationale, grâce à sa composante hébraïque. On saura gré au monarque d’avoir permis à la société marocaine de renouer avec une composante importante de son identité, dont la présence au Maroc remonterait au Ve siècle av. J.-C.

La question n’est pas de choisir Taza avant Gaza ou le contraire. Le véritable défi, c’est de n’oublier ni l’un, ni l’autre. Or, c’est exactement la démarche de Mohammed VI, qui a lancé le train des réformes du pays en poussant la reconstruction bien au-delà de Taza. Et sur le soutien à la Palestine, je ne pense pas que quelqu’un ait quelque chose à envier au Maroc, et ce, de l’avis même des Palestiniens eux-mêmes.

Sur la question de l’Iran, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, convaincu que sa fin est proche, a déclenché, contre l’Iran, le 13 juin, des attaques dont l’objectif n’est pas de stopper le programme nucléaire développé par Téhéran, mais de retourner l’opinion israélienne qui commençait à douter de ses choix de guerre à Gaza — et surtout d’entraîner Donald Trump dans sa folie meurtrière.

Provoquer la chute d’un régime, fût-il celui des mollahs — qui ont fait de la répression du peuple leur marque de fabrique, joué un rôle néfaste au Proche-Orient, contribué activement au maintien dans le sang du régime syrien pendant la guerre civile, créé un État dans l’État au Liban avec le Hezbollah, et poussé le crime jusqu’à armer et entraîner les milices du Polisario pour s’attaquer au lointain Maroc — n’est pas dans l’ADN du régime de Mohammed VI.

En revanche, il est plus que jamais nécessaire de rappeler l’importance de cette obligation du monarque de ne pas remplacer le droit international par « un droit d’ingérence », en s’alliant avec la loi du plus fort pour renverser des chefs d’État qui ne pensent pas comme lui.

Au moins sur ce plan-là, le roi partage avec d’autres chefs d’État, comme Emmanuel Macron, la conviction que le changement de régime imposé unilatéralement par une puissance extérieure ne peut conduire qu’au chaos. La mise en garde du président français, au cours de la réunion du G7, sonne comme un mea culpa qui rappelle que les changements de régime imposés par l’Hexagone, en Libye notamment, n’ont pas réussi à déjouer, jusqu’à présent, les prédictions les plus sombres.

À travers cette démarche que très peu comprennent, Mohammed VI est un bâtisseur de ponts, qui maîtrise l’art de trouver des terrains d’entente plus qu’un homme de slogans surfant sur l’actu. Un style qui tranche avec les dirigeants du monde actuel, le nez sur le guidon, plus soucieux de se maintenir au pouvoir que des intérêts de la nation, minant ainsi la cohésion sociale et les espoirs de démocratie.

Dans les prochaines années, tous les chefs d’État vont faire de nouveau face à des choix difficiles. Après les dégâts de la COVID-19, après la gestion des changements climatiques, viendront les périodes de vaches maigres nécessitant des investissements importants.

Comment, pour nous autres Marocains, affronter le basculement mondial ?

C’est un pari qui ne va pas de soi : éviter d’écouter les rumeurs, voire cautionner le foisonnement des fake news ! Faire face aux gémissements des dinosaures de la parole publique ; il faudra aussi ignorer les messies de ces apocalypses de pacotille, passer à côté de cet abaissement de l’intelligence, certes, mais également s’adresser fermement à l’Europe, à l’Amérique, à ceux qui croient encore à une reprise en main du monde par l’Occident — ceux qui continuent de croire que le grand basculement mondial sera juste un énième naufrage des « damnés de la terre » du Sud, alors qu’il verra émerger une longue détresse aussi pour les milliards d’hommes de l’Europe et de l’Amérique.

Pour l’instant, cette détresse fait lever, dans tout l’Occident, les chimères populistes avec les immigrés, les Arabes et les musulmans comme boucs émissaires.

Ni la chute des mollahs ni l’arrêt des massacres à Gaza ne peuvent désenchanter les illusions, comme elles n’empêcheront guère la dévaluation de la maîtrise des politiques ou leur incurie dans la gestion des crises. S’il est passé maître dans l’art de trouver des compromis, c’est que Mohammed VI ne manque pas de courage pour aller au bout de ses convictions politiques, avec un seul credo : faire remonter la cote de crédit du royaume. Et, dès qu’un secteur avait besoin d’un sérieux coup de barre, il y allait franco.

Bref, l’ultime chance de l’espérance marocaine, c’est désormais que Mohammed VI arbitre fermement contre les chimères électorales, pour la renaissance d’une véritable social-démocratie — fût-elle consacrée dans la douleur — ce qui équivaut, pour le monarque, à couronner devant l’Histoire un destin national pérenne.