Boualem Sansal ou la faiblesse morale d’une dictature

L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal (Photo : FRANCOIS GUILLOT / AFP)
Boualem Sansal, l’écrivain franco-algérien, a été condamné en appel à cinq ans de prison en Algérie pour « atteinte à l’unité nationale » dans des déclarations à un média français d’extrême droite, Frontières.
En incarcérant Boualem Sansal, un de ses écrivains franco-algériens les plus importants et les plus traduits à l’étranger, le régime algérien vient de franchir un pas décisif dans la criminalisation de la pensée libre. L’homme de lettres, respecté bien au-delà des frontières de son pays, est aujourd’hui enfermé dans une cellule, non pour un délit, mais pour une idée – ou plutôt, pour son refus obstiné de taire l’idée dans un contexte où l’État tente d’étouffer toute dissidence.
Né en 1949 à Théniet El Had, Boualem Sansal est connu pour son œuvre profondément critique, ancrée dans les blessures ouvertes de l’histoire algérienne, portant sur les thèmes de la guerre civile, de l’islamisme radical, de la corruption endémique et de l’autoritarisme d’État. Romancier francophone, il a publié des ouvrages comme Le Serment des barbares (1999), Le Village de l’Allemand (2008) ou encore 2084. La fin du monde (2015), qui lui ont valu une reconnaissance internationale, mais aussi une surveillance croissante dans son pays natal. Quel crime a-t-il commis aujourd’hui en déclarant que l’Algérie avait hérité sous la colonisation française de territoires appartenant jusque-là au Maroc ? C’est celui de ne pas céder à l’injonction du silence sur un point qui a toujours hérissé le régime militaire algérien.
Ce faisant, l’arrestation de Sansal ne peut être interprétée autrement que comme un aveu de faiblesse morale de la part d’un pouvoir en quête de contrôle total sur « l’esprit public », terme cher à Montesquieu. Le régime algérien, dont la façade démocratique s’est effritée au lendemain des espoirs du Hirak, se replie sur ses vieux réflexes : répression, censure, incarcération. Depuis plusieurs années, des journalistes, des militants, des universitaires et des opposants sont visés par une mécanique répressive implacable. L’emprisonnement d’un écrivain, quel qu’il soit, n’est pas une simple dérive autoritaire, mais un symptôme manifeste, celui d’un pouvoir qui ne tient plus que par la peur et la force, incapable de tolérer la moindre parole discordante.
Boualem Sansal ne représente en effet aucune menace armée. Loin s’en faut. Il n’appelle ni au renversement du pouvoir par la violence ni à la sédition. Son arme est la plume ; son champ de bataille, l’esprit critique. L’arrêter, c’est donc reconnaître que le verbe est plus dangereux, pour une dictature vacillante, que les armes elles-mêmes. C’est avouer que les mots font trembler les murs du mensonge d’État.
Ce qui choque autant que l’arrestation elle-même, c’est le silence qui l’entoure en Algérie. Certes, quelques voix s’élèvent en France (Algériens et Français), en Europe ou dans les milieux intellectuels, mais elles restent, pour l’instant, trop discrètes. Pourquoi cette retenue ? Est-ce parce que Sansal n’a jamais été consensuel ? Parce qu’il a parfois tenu des propos qui dérangent autant les islamistes que certains tenants du post-colonialisme militant ? Cette ambiguïté stratégique ne devrait pourtant pas faire oublier l’essentiel : un écrivain est aujourd’hui emprisonné pour avoir écrit, pensé et parlé librement, parce qu’on a soutenu quelque part, dans une dictature militaire, que penser est un crime.
La liberté d’expression n’est pas à géométrie variable. Elle ne se défend pas seulement lorsqu’elle épouse nos propres opinions ou celles propagées par le pouvoir. Elle est un principe universel, et son respect ou sa violation doit engager l’indignation des hommes libres avec la même vigueur, quels que soient les protagonistes ou les contextes.
L’histoire est riche de ces moments où les dictatures croient pouvoir enterrer une voix dissidente dans une cellule. Mais c’est presque toujours l’inverse qui se produit. L’écrivain enfermé devient plus audible encore, son message plus porteur encore. Son œuvre prend une force nouvelle, son nom s’ajoute à la liste des figures qui, par leur intransigeance morale, font vaciller l’arbitraire.
Dans le cas de Boualem Sansal, le régime algérien a sans doute commis une erreur stratégique majeure. En le jetant en prison, il l’a propulsé à nouveau sur le devant de la scène intellectuelle internationale. Et il a, sans le vouloir, ravivé la mémoire de son combat, porté par un homme debout face à l’hypocrisie, à l’autoritarisme, à l’oubli. Quand un régime commence à craindre les hommes d’esprit, c’est qu’il ne croit plus à sa propre légitimité, à sa morale fondatrice, à ses vertus et à ses propres institutions.
Mais nul n’ignore que dans l’ombre des murs, la pensée ne se tait pas, même dans le silence des geôles. Contrairement au corps, l’esprit, lui, reste insaisissable.
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