Point de vue. Trump ou l’art de faire la guerre sans guerre

Washington, le 21 juin 2025. Dans la Situation Room, le président Donald Trump, accompagné du secrétaire à la Défense Pete Hegseth (au centre) et du secrétaire d’État Marco Rubio, assiste à la mission visant trois sites nucléaires iraniens. (Photo : Getty Images via AFP)
Le trumpisme est une nouvelle marque de fabrique de la guerre. Celle qu’on pourra appeler la « guerre sans guerre », de la violence verbale accompagnée de ciblage technologique et de retenue militaire.
Depuis la fin de la guerre froide, la guerre ne ressemble plus tout à fait à ce qu’elle était. Moins de chars, moins de débarquements, mais plus de drones, de sanctions économiques, de frappes ciblées et de guerres de communication. Donald Trump, président des États-Unis de 2017 à 2021, et surtout à partir de sa réélection en 2024, a incarné une version particulièrement paradoxale de ce nouveau paradigme : celle d’un président qui a constamment agité la menace de la guerre, sans jamais réellement s’y engager. Il n’a jamais engagé, il est vrai, l’armée américaine dans un nouveau conflit majeur, du moins directement. Il n’est hanté que par les retours sur investissements financiers. C’est cette tension permanente entre son attitude belliqueuse, sa retenue militaro-stratégique et l’intérêt économique des États-Unis (ainsi que de lui-même et de son entourage) qui caractérise sa vision de la guerre : maximalisme verbal, minimalisme opérationnel.
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On le sait, durant son premier mandat, Trump s’est présenté comme un homme fort, prompt à dénoncer les « ennemis » de l’Amérique : la Chine, l’Iran, la Corée du Nord, ou même ses propres alliés de l’OTAN. Pourtant, et curieusement, il n’a lancé aucune guerre majeure. Au contraire, il a critiqué les engagements militaires prolongés de ses prédécesseurs, qualifiant la guerre en Irak de « désastre », et négocié — ou tenté de négocier — des retraits de troupes en Syrie, en Afghanistan et en Allemagne. En même temps, Trump a mené une politique étrangère résolument conflictuelle, faite de pressions économiques (sanctions contre l’Iran, guerre commerciale avec la Chine), de démonstrations de force (assassinat du général iranien Qassem Soleimani en janvier 2020, bombardement des sites nucléaires de l’Iran), et de diplomatie spectaculaire (les sommets avec Kim Jong-un, déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem).
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Depuis quelques mois, le monde retient son souffle face à une intensification dramatique des conflits au Moyen-Orient. À Gaza, l’appui militaire et diplomatique inconditionnel des États-Unis à Israël a franchi un nouveau cap, avec des conséquences humanitaires dévastatrices. Parallèlement, l’attaque de sites nucléaires iraniens, survenue il y a quelques jours, fait craindre un engrenage régional. Hors du pouvoir ou au pouvoir, mais omniprésent dans le débat américain, l’ancien président adopte une posture guerrière renouvelée, qui interpelle sa manière, bien à lui, de faire la « guerre sans guerre ». Aujourd’hui encore, ses déclarations suffisent à réorienter les débats stratégiques aux États-Unis. Son soutien sans nuances à Israël, en pleine guerre à Gaza, et ses appels à frapper plus durement l’Iran participent d’une logique de pression maximale. Il ne dirige pas les opérations, mais contribue à fixer le cadre idéologique et stratégique du conflit.
La question se pose alors : Trump a-t-il inventé une forme de « guerre sans guerre » ? Le concept pourrait sembler contradictoire, mais il traduit une réalité contemporaine. Les conflits ne se livrent plus uniquement sur les champs de bataille. Ils passent par les réseaux sociaux, les marchés, les alliances géopolitiques, les sanctions, les drones ou les cyberattaques. Avec Trump, la guerre devient parfois un spectacle. Les menaces de frappes, les tweets incendiaires et les discours martiaux tiennent lieu d’argument stratégique. L’escalade verbale remplace parfois les balles. On se bat par anticipation, dans les imaginaires et dans les médias, pour éviter — ou provoquer — l’affrontement.
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Mais cette guerre sans guerre n’est pas sans danger. La tension maximale, sans canal diplomatique stable, peut déboucher sur des erreurs de calcul, comme on l’a vu après l’assassinat de Soleimani, qui a failli déclencher une riposte incontrôlable de l’Iran. De même, l’idée que la parole seule suffit à afficher la puissance risque de miner la crédibilité stratégique des États-Unis à long terme.
Trump n’est pas un pur pacifiste, loin s’en faut. C’est un guerrier de l’image, un président pour qui la conflictualité est un outil de pouvoir, mais qui rechigne à en assumer les conséquences concrètes. Comme si l’homme d’affaires qu’il est résiste encore à la violence réelle. Au fond de lui-même, il est convaincu que le commerce se traite plutôt dans la paix. C’est pourquoi il a souvent déclaré que les guerres (en Ukraine, à Gaza) ne devraient pas se prolonger. La guerre, chez lui, est une scène, pas un champ de bataille. Cette rhétorique s’inscrit dans une continuité : celle d’un président qui, durant son mandat, a toujours privilégié l’intimidation, la pression maximale, et la mise en scène du pouvoir, tout en évitant le déclenchement de guerres conventionnelles. Le langage est sans détour, les menaces claires, même si elles ne s’accompagnent pas encore d’actes militaires directs.
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Avec Trump, c’est peut-être une mutation plus profonde de la guerre qui s’exprime. Une guerre sans guerre, mais pas sans violence : économique, symbolique, psychologique. Une guerre qui ne se nomme pas toujours ainsi, mais qui redéfinit les contours du pouvoir, de l’ennemi, et de la victoire. En définitive, Trump aura illustré une ambiguïté essentielle de notre époque. Il est possible de mener des politiques de confrontation sans passer par la guerre au sens classique. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’on en sort indemne ? Ou que les guerres futures ne seront que des versions amplifiées de cette conflictualité diffuse et permanente ?
Reste à savoir si cette doctrine informelle survivra à Trump lui-même. On en doute, même s’il a polarisé le débat américain et mobilisé ses élus républicains au Congrès. Derrière le théâtre des mots, les conflits qu’il alimente finiront-ils par éclater là où il refusait jusqu’ici de s’aventurer, c’est-à-dire sur le terrain ?