Point de vue. Incontournables élites

On a beau dire, on a beau faire, la nécessité des élites est irrécusable en politique. Leur absence ou élimination est fatale aux intérêts de la nation. Ce sont les expériences comparées, historiques ou actuelles, qui nous l’indiquent.
Gouverner un pays sans élites politiques est non seulement une illusion lyrique mais une duperie profonde. L’idée revient comme une litanie dans les discours populistes, voire tourne en boucle. Il faut abolir les « castes », renverser les professionnels de la politique, rendre le pouvoir au « vrai peuple ». Lequel ? Et après ? Ce rêve d’un pouvoir horizontal, libertarien, anarchique, sans intermédiaires ni représentants, est ancien. Il est aujourd’hui ravivé avec les crises de la démocratie représentative, ou même par les tentatives de démocratie de transition. L’absence ou l’élimination des élites fait généralement place à l’improvisation et fait entrer la société et l’État dans l’ère des sophistes, maniant la rhétorique en guise de résultat.
Pourtant, l’histoire, comme la sociologie, nous renseignent bien sur une réalité têtue : toute société organisée produit nécessairement ses élites. Même les régimes qui ont prétendu abolir les classes dirigeantes n’ont fait que les remplacer par d’autres. La fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » décrite par Robert Michels s’applique implacablement. Là où il y a une organisation quelconque, il y a inévitablement des dirigeants et des élites, des « élites gouvernementales » comme des élites « non gouvernementales ». Ces élites peuvent être conservatrices, révolutionnaires, libérales, socialistes, nationalistes, démocratiques, mais elles répondent toujours à l’appel. Elles peuvent être utopiques, irrésolues, brillantes, tatillonnes, aveugles, voire corrompues, mais elles sont toujours là. Vouloir les éliminer à tout prix seulement parce que ce sont des élites, ne correspondant pas à l’idéologie populiste du jour, est une erreur dont beaucoup de pouvoirs en ont payé le prix.
Le cas du Venezuela, avec Hugo Chávez puis Nicolás Maduro, illustre cette dérive. Au nom du peuple bolivarien, Chávez a voulu désagréger l’ancienne oligarchie politique et économique. Il a mobilisé les masses, court-circuité les institutions et affaibli les contre-pouvoirs. Mais il a aussi créé sa propre élite. Un cercle de militaires, de proches, de fidèles politisés, souvent sans réelle compétence, ont fini par transformer l’État en appareil clientéliste. L’anti-élitisme proclamé a accouché d’une élite encore plus fermée, plus dépendante du pouvoir central, et plus corrompue que la précédente. Loin de supprimer les élites, le chavisme les a reconstruites à son image.
En Europe, l’Italie de Beppe Grillo et du Mouvement 5 Étoiles a tenté un autre pari hasardeux, celui de vouloir instaurer une « démocratie sans politiciens », où les décisions seraient prises directement par les citoyens à travers des plateformes numériques, et où les élus seraient de simples exécutants, issus du « vrai peuple ». Ce discours a séduit des millions d’électeurs lassés de la classe politique traditionnelle. Mais une fois au pouvoir, le Mouvement 5 Étoiles s’est heurté à la même réalité. Gouverner un pays de 60 millions d’habitants exige de l’expérience, de la compétence et des arbitrages difficiles. Le mouvement a dû composer avec de nouvelles figures politiques, des ministres, des technocrates et des négociateurs. En d’autres termes, il a été acculé à reproduire une nouvelle élite politique. L’anti-élitisme originel s’est transformé en une forme d’élitisme improvisé, avec les mêmes logiques de pouvoir que dans les partis traditionnels.
L’exemple de la Tunisie, depuis 2021, est particulièrement parlant. Le président Kaïs Saïed s’est efforcé de délégitimer les partis politiques et de marginaliser les élites traditionnelles au nom du « peuple ». Mais en voulant effacer les médiations et les structures représentatives, il n’a pas supprimé le besoin d’élites, il l’a simplement concentré sur sa personne et son entourage immédiat (quelques proches). Au final, on retrouve un pouvoir désormais solitaire, qui se prive de compétences politiques, diplomatiques et économiques, et qui gouverne au jour le jour par décrets, non sans improvisations, comme d’ailleurs on l’a vu ces jours-ci sur le plan diplomatique avec la flottille à Sidi Bou Saïd. Le pays s’enfonce dans une crise institutionnelle dont tout le monde est conscient. Un État moderne a en effet du mal à fonctionner durablement sans un corps d’élites formées, organisées et responsables.
Ces exemples comparés montrent que le rejet des élites ne supprime pas leur existence ou leur besoin, il ne fait que modifier leur forme. Quoique souvent dans ces cas, c’est la mauvaise élite qui chasse la bonne. Dans les régimes populistes ou autoritaires, l’élimination des élites traditionnelles conduit souvent à la concentration du pouvoir entre les mains d’un chef et de son cercle restreint. Dans les expériences plus démocratiques, comme en Italie, le refus des élites conduit à en produire de nouvelles, parfois moins préparées et moins solides que les anciennes. La conclusion ressort d’elle-même. Un pays moderne ne peut se gouverner sans élites. La question n’est pas de savoir s’il faut des élites, mais quel type d’élites. Le dictateur Ben Ali a, par exemple, eu le mérite de transformer l’élite politique bourguibienne par une élite technocratico-administrative qui lui était personnellement loyale. C’est cette élite-là, en dépit de la corruption du régime, qui a maintenu la croissance économique.
Faut-il des élites fermées, cooptées, éloignées du peuple, ou des élites ouvertes, contrôlées, redevables devant les citoyens ? Faut-il des élites politiques, des élites administratives ou des élites technocratiques ? Faut-il des élites qui gouvernent pour elles-mêmes, ou des élites qui assument leur rôle de médiation et de responsabilité ? Le débat reste ouvert. C’est là le vrai enjeu démocratique. La démocratie ne consiste pas à abolir les élites, mais à les renouveler, les responsabiliser et les moraliser. En Tunisie comme au Venezuela, en Italie comme ailleurs, le rejet farouchement idéologique des élites a conduit au chaos ou à l’érection de nouvelles oligarchies et de nouveaux sophistes. La tâche des sociétés démocratiques est au contraire de transformer l’élitisme en un instrument de service public et d’intérêt général. Ce n’est pas la tentative d’éradication des élites qui garantit la démocratie ou la vertu politique, mais leur contrôle, leur ouverture, leur responsabilité, et aussi, comme le recommande le sociologue Vilfredo Pareto, leur circulation périodique, pour éviter les déséquilibres sociaux et politiques.
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