Tunisie : suspension simultanée de deux piliers de la société civile

En novembre 2024, Raja Dahmani avait été élue présidente de l’ATFD
À Tunis, un double arrêt brutal de l’activité de deux ONG de renom secoue le paysage associatif. Le vendredi 25 octobre 2025, les autorités tunisiennes ont notifié à l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) une suspension d’un mois de ses activités, au motif d’irrégularités dans l’application du cadre légal des associations, sur fond d’enquête en cours concernant le financement étranger des ONG dans le pays.
72 heures plus plus tard, c’est au tour de la Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) d’être aujourd’hui frappée par une décision similaire : le Forum a reçu une lettre officielle l’informant de la suspension de ses activités pour un mois également.
Deux organisations majeures de la société civile tunisienne, l’une féministe et historique : l’ATFD, fondée en 1989, l’autre spécialisée dans les droits économiques et la justice sociale, sont ainsi temporairement mises hors-jeu. Les deux mesures sont présentées par leurs responsables comme « arbitraires » et symptomatiques d’un recul du champ associatif indépendant. Les deux institutions concernées ont chacune annoncé des recours en justice.
Motifs avancés et zones d’ombre
Pour l’ATFD, la notification évoque « une violation des règlements régissant les associations ». Sa présidente, Raja Dahmani, affirme que l’association « se conforme pleinement aux procédures légales » et qu’elle engagera des actions en justice. S’agissant du FTDES, la lettre de suspension ne détaille pas précisément les infractions mais signale la même durée (un mois) et indique qu’une série d’audits financiers et fiscaux est en cours depuis avril. Les deux associations dénoncent un mode opératoire ciblé : « une politique délibérée de criminalisation de l’action civique indépendante et de rétrécissement de l’espace civique », écrit le FTDES dans un communiqué de solidarité vis-à-vis de l’ATFD.
Mais le contexte plus large ne peut être ignoré. Des sources judiciaires rapportent en effet que des procureurs ont ouvert des enquêtes sur le financement étranger de multiples ONG, que 47 associations auraient été dissoutes et que les avoirs de 36 autres auraient été gelés. Plusieurs d’entre elles participent en outre ces dernières années à divers mouvements de protestation contre l’actuel pouvoir n’incluant pas toujours leurs champs de compétences respectifs.
Enjeux et réactions
L’ATFD a été depuis plus de trois décennies un pilier de la revendication féministe en Tunisie, contribuant à des lois sur le harcèlement sexuel et à la promotion de l’égalité entre les genres. Alors que son rôle symbolique dépasse les frontières du pays, ses détracteurs lui reprochent parfois une forme d’embourgeoisement au détriment de la classe ouvrière. En la suspendant, les autorités portent un coup à un acteur clé du mouvement des femmes. Le FTDES revendique pour sa part une mission de suivi des droits économiques, sociaux, des régions marginalisées et de la justice sociale et migratoire, un cheval de bataille après la révolution de 2011.
Les réactions ne se sont pas fait attendre : d’autres organisations tunisiennes et internationales condamnent la décision et appellent à la mobilisation. Le blocage de l’ATFD est assimilé à « une atteinte grave aux droits des femmes et à la liberté d’association ». « Les décisions peuvent s’interpréter comme partie d’une politique soutenue de démantèlement du système de protection et de plaidoyer bâti par le mouvement civique tunisien », selon le FTDES.
La suspension d’activités de ces associations crée immédiatement un vide assorti d’un arrêt possible de programmes de terrain, une fragilisation des réseaux de soutien aux femmes et aux populations vulnérables. « Les associations sont confrontées à un dilemme : accepter la mesure pour éviter l’extinction, ou résister et risquer des sanctions plus lourdes », reconnaît une militante.
Or, l’enjeu est plus qu’administratif : il touche à la cohabitation entre l’État et la société civile, au respect des normes associatives, mais aussi à la transparence réelle des audits invoqués. Si ce gel s’inscrit dans une dynamique plus large d’encadrement du secteur associatif, la société civile, elle, est mise au défi : se réinventer, se fédérer, ou accepter un espace plus réduit à l’aune d’un nouveau pouvoir ouvertement souverainiste.
>> Lire aussi : Tunisie : ouverture d’une enquête sur des associations financées par la Fondation Soros
