Patrimoine. Elche, joyau toujours vivant d’Al-Andalus

 Patrimoine. Elche, joyau toujours vivant d’Al-Andalus

Vue du centre historique d’Elche et de sa palmeraie millénaire, héritage vivant d’Al-Andalus. Crédit photo : Shutterstock via Office national du tourisme espagnol

Sous le soleil du sud espagnol, la palmeraie d’Elche déploie ses frondaisons au cœur de la ville. Héritée du génie hydraulique musulman, cette oasis millénaire, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, perpétue un paysage et un savoir ancestral uniques en Europe. Mais entre urbanisation rampante et désintérêt des jeunes générations, ce trésor vert reste fragile.

Il faut grimper 170 marches, soit une quinzaine d’étages, pour atteindre le sommet du clocher de la basilique Santa María. Érigée sur l’emplacement d’une ancienne mosquée, il est facile de la reconnaître grâce au somptueux dôme de tuiles bleues qui la coiffe. Une fois sur son belvédère, la vue s’ouvre sur un étonnant croissant vert émeraude qui enlace le quartier historique d’Elche, une ville au sud d’Alicante. Derrière cette carte postale méditerranéenne se cache pourtant une cité industrieuse qui est le premier centre de production de chaussures d’Espagne.

Palmeraie d’Elche – Crédit photo : Shutterstock via Office national du tourisme espagnol

S’étendant sur 144 hectares, cette oasis compte 130 vergers et plus de 200 000 palmiers, dont 100 000 dattiers (Phoenix dactylifera L.) qui déploient leurs frondaisons millénaires. Ce vestige vivant de l’ingéniosité andalouse, unique en Europe, est classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO depuis 2000.

Si la partie la plus ancienne de la palmeraie remonte aux Phéniciens, vers 500 avant notre ère, c’est entre les Xe et XIe siècles qu’elle connaît son véritable essor grâce au savoir arabo-musulman en matière d’irrigation. Conçue comme une véritable oasis urbaine, Elche fut bâtie autour d’un réseau d’eau savamment canalisée depuis le fleuve Vinalopó. Le système millénaire du tandeo, d’une rigueur presque mathématique, a transformé cette plaine aride en un jardin fertile.

Tour almohade – Crédit photo : elchesemueve.com

La cité conserve d’ailleurs d’autres témoignages de cette époque musulmane, comme les rues en dédale typiques de la médina, mais aussi les bains arabes et la tour almohade, tous deux bâtis au XIIᵉ siècle et ouverts à la visite. Ces vestiges rappellent combien, ici, l’eau, la pierre et le palmier forment depuis des siècles un triptyque indissociable du paysage.

Système agricole à trois étages – Crédit photo : Fadwa Miadi

Mais revenons à l’ombre des dattiers, où prospèrent grenadiers et orangers, tandis qu’au sol la luzerne tapisse la terre d’un vert tendre. Ce modèle agricole à trois niveaux, importé du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, marie esthétique et efficacité.

« Combinant ombre, humidité et rendement, ce système à trois étages témoigne d’une adaptation fine au climat semi-désertique », explique Miguel Ángel Sánchez Martínez, entrepreneur et ardent défenseur de la palmeraie.

Fils d’un ouvrier et petit-fils d’un palmerero, Miguel a grandi dans un foyer modeste, bercé par le bruissement des palmes et les récits de sa grand-mère qui lui racontait le métier de son défunt mari. Aujourd’hui quadragénaire, il dirige TodoPalmera, une entreprise dédiée à sa passion pour les aracées — famille à laquelle appartiennent les palmiers, qui ne sont pas des arbres, mais de véritables herbes géantes. Dès ses 18 ans, renouant avec son héritage familial, il fut d’abord palmerero municipal et, tout comme son aïeul, il grimpait jusqu’aux palmes pour les tailler ou en récolter les fruits. Ce métier, en voie de disparition, il s’efforce aujourd’hui de le faire connaître et d’en améliorer les conditions.

« Les jeunes ne s’y intéressent pas vraiment. Avant la guerre civile espagnole, on comptait près de mille palmeros à Elche ; ils ne sont plus qu’environ 80 aujourd’hui. Autrefois, tout le monde savait s’occuper des palmiers. Ce savoir-faire se perd, et ce difficile mais noble métier n’attire plus grand monde », déplore-t-il.

Oasis urbaine – Crédit photo : Fadwa Miadi

Pourtant, l’or vert d’Elche recèle bien des surprises. En parcourant avec Miguel la Route des Palmiers Uniques, on découvre une facette méconnue de la palmeraie. Dix-huit « arbres » aux formes insolites jalonnent un itinéraire gratuit et accessible à pied ou à vélo. À l’office du tourisme, installé dans un élégant pavillon de style néo-arabe, une carte est remise aux visiteurs curieux.

Le parcours débute dans le parc municipal, non loin de l’Alcazar musulman, avec El Tridente et la symétrie parfaite de ses trois stipes (on ne dit pas tronc pour les aracées), puis se poursuit jusqu’au palmier Cobra, dont le stipe reptilien rampe à même le sol sur les trois quarts de sa longueur avant de s’élancer vers le ciel. L’itinéraire se termine aux Pipas del Travalón Bajo, au cœur de la palmeraie.

El Tridente, le palmier candélabre et El Cobra, trois spécimens emblématiques de la palmeraie d’Elche. Crédit photo : Fadwa Miadi

Parmi les spécimens les plus étonnants figurent le palmier candélabre, rareté à cinq branches — un sur trente mille, dit-on — ou encore le Toritillo, dont la tige robuste s’élève en spirale tel un serpent végétal. Quant au Centinela, le plus long de tous, il est mort après avoir surplombé la ville deux siècles durant du haut de ses 22 mètres ; il faut donc en identifier un autre et le baptiser. Mais la vedette incontestée reste le Palmier Impérial, à admirer au jardin du Huerto del Cura. Avec ses sept « troncs » majestueux, c’est la star des réseaux sociaux.

Le Palmier Impérial – Crédit photo : Fadwa Miadi

Derrière sa beauté spectaculaire, la palmeraie cache aussi un poumon économique. Elche est la seule région d’Espagne à produire et exporter des dattes, notamment vers la Belgique et les Pays-Bas. Parmi les variétés locales figure la confitera, plus sucrée, mais on cultive aussi la mejhoul, importée du Maroc et parfaitement adaptée au climat du sud espagnol. Chaque automne, entre 50 et 100 tonnes de dattes sont récoltées selon les caprices du ciel. Une pluie malvenue en octobre peut compromettre la cueillette manuelle, réalisée par une main-d’œuvre mêlant locaux et travailleurs venus de l’autre rive de la Méditerranée.

Mais cette production reste fragile. Les insectes ravageurs — le charançon rouge et le papillon du palmier — continuent de décimer les plantations. Même si, depuis 1986, il est interdit de construire au sein de la palmeraie, l’urbanisation grignote peu à peu les vergers, tandis que la transmission du savoir-faire s’étiole.

« Ce qui me préoccupe le plus, confie Miguel, ce n’est pas le réchauffement climatique. Les palmiers s’y adapteront. Ce qui les menace vraiment, c’est l’indifférence de la nouvelle génération. »

Pour y remédier, il a fondé en 2008 l’Association des Palmereros d’Elche, première organisation professionnelle du genre en Espagne, afin de défendre la reconnaissance du métier, de meilleures conditions de travail, mais aussi de sensibiliser les plus jeunes à ce patrimoine unique. Cette structure organise des ateliers pédagogiques, des démonstrations de taille et des visites guidées pour reconnecter les habitants et les visiteurs à cet héritage vivant.

Dans la lumière dorée du crépuscule, les palmes dansent doucement sous le vent. Entre chien et loup, Elche continue de raconter son histoire millénaire à qui veut l’écouter. Sa survie dépendra de ceux qui, comme Miguel, reprendront le flambeau pour défendre un patrimoine qu’il ne suffit pas de contempler mais de protéger.