Point de vue – Tunisie. Le message des manifestants post-autoritarisme

 Point de vue – Tunisie. Le message des manifestants post-autoritarisme

Rassemblement à Tunis, le 1er mai 2025, à l’occasion de la fête du Travail, à l’appel de l’UGTT et des familles d’opposants emprisonnés, pour exiger leur libération et dénoncer le pouvoir de Kaïs Saïed. (Photo de Mohamed KHALIL / AFP)

Les Tunisiens ont déjà vécu la liberté, ils ne semblent pas prêts à l’abdiquer aussitôt. Tel semble le sens de leurs multiples manifestations successives.

 

Même après la restauration de l’autoritarisme, les Tunisiens continuent de surprendre par leur souci civique et de dignité face aux convulsions politiques. Ils ont montré, à travers leurs manifestations, leurs mobilisations pacifiques, du nord au sud du pays, face aux crises institutionnelles, sociales et politiques, tant pour défendre les prisonniers politiques, que plus récemment pour défendre le droit à la vie contre la pollution à Gabès, ou pour défendre la liberté d’association contre la suspension de l’Association des Femmes Démocrates, ou à travers la simulation du procès de l’avocat Ahmed Souab par des jeunes étudiants à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, qu’ils ont intégré les valeurs fondamentales de la liberté et de la citoyenneté, acquis par la révolution, mais qui ont aussi, faut-il le rappeler, mûri lentement par les militants de la société civile sous l’Ancien régime. La conscience civique ne naît pas en un jour. Alors que nombre de pays plongent dans la violence dès que la contestation s’exprime, la Tunisie demeure un cas singulier où la maturité politique du peuple (instruit ou non instruit), peut contraster avec les dérives autoritaires du pouvoir et la sous-culture des réseaux sociaux. La société tunisienne, dans sa diversité (militants, jeunes et élites), montre par son comportement que l’autoritarisme ne correspond ni à son esprit, ni à son histoire récente, ni à ses aspirations.

 

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On oublie parfois que la révolution de 2011 fut, avant tout, une révolte de la dignité. Elle n’a pas été conduite par des partis politiques ou des idéologues, mais par des citoyens ordinaires, des jeunes chômeurs, des étudiants, des femmes courageuses, des syndicalistes déterminés et des ordres professionnels. Le peuple tunisien n’a pas cherché le chaos, mais la justice et la liberté. Cette aspiration profonde ne s’est jamais éteinte, même dans les moments de désillusion qui ont suivi. Chaque fois que le pouvoir tente d’imposer le silence, des voix s’élèvent, souvent avec calme mais avec une détermination exemplaire, pour rappeler que la liberté d’expression et la participation citoyenne ne sont pas des privilèges, mais des droits conquis de haute lutte. En cela, les Tunisiens manifestent une conscience politique que beaucoup de régimes autoritaires sous-estiment encore.

 

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La maturité du peuple tunisien (même dans l’inculture politique ambiante) s’exprime par son refus de la violence. Les rassemblements, même face à la répression ou aux intimidations, se déroulent dans un esprit pacifique. Les manifestants chantent, débattent, dialoguent, tiennent des pancartes où la raison l’emporte sur la haine. Ils montrent qu’ils ne veulent pas détruire, mais reconstruire. Cette attitude civique et pondérée définit même la tunisianité, baignant dans une Méditerranée ouverte. Les Tunisiens, loin des extrêmes, ne réclament ni vengeance ni chaos, mais simplement le respect de leur dignité et de leur voix. Leur comportement contraste avec la brutalité verbale et symbolique que les autorités entretiennent pour diviser et neutraliser la contestation. Le civisme du peuple tunisien est une leçon politique adressée non seulement à ses dirigeants, mais aussi à ceux qui doutent de la capacité des sociétés arabes à vivre la démocratie.

Les Tunisiens savent désormais que la démocratie n’est pas un état acquis, mais un combat permanent. Ils ont appris, parfois douloureusement, que l’absence de liberté conduit inévitablement à la confiscation du pouvoir et à la négation du citoyen. Cette conscience politique, qui s’est fortifiée par plus d’une décennie d’expérience démocratique, s’exprime aujourd’hui dans la manière dont les manifestants choisissent de s’exprimer, sans provocation, mais avec une exigence ferme de respect. Les manifestants solidaires de Gabès, comme les manifestants de la liberté dans les villes, ou les innombrables sit-ins en faveur des prisonniers politiques en ont montré l’exemple.

 

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Certes, les crises économiques, sociales et politiques ont fragilisé la confiance des citoyens dans les institutions. Mais cette désillusion n’a jamais pris la forme d’un reniement de la liberté. Au contraire, la liberté demeure la seule valeur sur laquelle un quelconque consensus national peut être solide, même si un tel consensus est difficile à mettre en œuvre, miné par la polarisation ambiante. Il faut savoir que ceux qui critiquent les dérives de la période postrévolutionnaire, comme ceux qui critiquent aujourd’hui le sur-pouvoir, ne réclament pas le retour d’un régime autoritaire, mais le retour de l’autorité, comme garante de la liberté ordonnée. Ils demandent un État juste, fort et responsable, capable de canaliser l’énergie du peuple sans la museler. La restauration autoritaire, sous toutes ses formes, apparaît aujourd’hui comme une réponse archaïque et illusoire à des problèmes modernes et concrets et aux difficultés de la transition démocratique. Elle méprise la complexité de la société tunisienne, son histoire, le niveau d’éducation de sa classe moyenne et de ses élites, sa conscience civique et sa capacité à débattre, outre le dynamisme de sa jeunesse. Cette restauration nie ce qu’une terre méditerranéenne a engendré, ce qu’une révolution a révélé. Elle a du mal à admettre que ce peuple est capable de penser politiquement sa propre liberté.

 

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On peut emprisonner des voix, mais on ne peut pas effacer une culture. Et cette culture, forgée par la douleur et la fierté, porte un message clair : le peuple tunisien ne mérite pas l’autoritarisme ou sa restauration. Il mérite mieux. Il mérite un État qui le respecte, qui le serve et qui reconnaisse la valeur de son civisme.

Au final, un peuple qui comprend la valeur de sa liberté finit souvent par la reconquérir. La démocratie tunisienne, même affaiblie, reste vivante dans les gestes, les mots, l’ironie et les silences du peuple. Elle vit dans chaque manifestation pacifique, dans chaque discours citoyen, dans chaque refus de céder à la peur. En cela, la Tunisie exprime une règle universelle. Un peuple libre peut être momentanément opprimé, il ne peut pas toujours être définitivement soumis.