13-Novembre : islamisme, fracture sociétale et assauts politiques sur la cohésion nationale

 13-Novembre : islamisme, fracture sociétale et assauts politiques sur la cohésion nationale

Hamid Derrouich, docteur en science politique et réalisateur. Photo du fond : PHILIPPE LOPEZ / AFP)

Derrière le choc du 13 novembre 2015, une faille profonde est apparue : celle d’une société exposée aux tensions idéologiques et aux instrumentalisations politiques.

Par Hamid Derrouich, docteur en science politique et réalisateur.

 

Le 13 novembre 2015, la France est frappée au cœur par une vague d’attentats qui, au-delà du deuil collectif, révèle les fissures d’une République fragilisée par l’essor insidieux de l’islamisme. Ce postulat – que l’État s’est mué en forteresse sécuritaire face à ces dérives, tandis que la société, désarmée par des mutations idéologiques et électorales, laisse prospérer un communautarisme victorieux, creusant une fracture exploitée par les extrêmes – n’est pas une simple conjecture, mais une réalité étayée par une décennie de transformations profondes. À l’heure où la laïcité, pilier intangible du pacte républicain français, subit les assauts conjugués du terrorisme et des replis identitaires, cet article entreprend d’examiner, en trois mouvements, les contours de cette crise : la fortification étatique comme rempart nécessaire, le désarmement sociétal favorisant l’islamisme d’atmosphère et la fracture nationale comme terreau fertile pour les opportunismes politiques.

Fortification de l’État

Le 13 novembre 2015 marque un séisme indélébile : les attaques terroristes qui ensanglantent Paris et Saint-Denis ébranlent non seulement les consciences, mais inaugurent une ère de restructuration juridico-sécuritaire sans précédent. La doctrine antiterroriste, jadis réactive, s’est alors profondément métamorphosée, passant d’une posture défensive à une anticipation systématique des menaces. La coordination interservices, renforcée par des instances comme le CNRLT (Coordination nationale de la lutte antiterroriste), soumet désormais, année après année, de nouveaux scénarios à un examen critique rigoureux, analysant les potentielles mutations du terrorisme islamiste – de l’action jihadiste spectaculaire aux formes hybrides de radicalisation en ligne. Cette « normalisation des pouvoirs exceptionnels » intervenue après 2015 a institutionnalisé l’état d’urgence, transformant des mesures temporaires en arsenal permanent de surveillance préventive.

Parallèlement, l’arsenal juridique visant la structuration et la régulation du culte musulman s’étoffe sans relâche, culminant en 2021 avec l’adoption de la loi « confortant le respect des principes de la République », dite loi séparatisme. Ce texte, fruit d’un consensus transpartisan malgré ses controverses, fournit aujourd’hui l’essentiel de la base juridique justifiant des mesures restrictives et des dispositions draconiennes à l’encontre des structures associatives musulmanes aux trajectoires douteuses ou réticentes au respect des normes globales – comptabilité transparente, traçabilité des fonds de dotation, gestion des conflits d’intérêts, sécurité du public et non-financement occulte.

La loi dite « séparatisme » opère une « redéfinition de la laïcité offensive », ciblant les opacités structurelles sans stigmatiser l’islam en soi. Ainsi, les dissolutions de structures caritatives, d’enseignement ou d’assistance juridictionnelle – à l’instar de BarakaCity, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou de l’Institut européen des sciences humaines (IESH) – marquent un souci de l’État de réaffirmer l’espace du commun, aux antipodes des agissements souterrains, majoritairement opérés par les réseaux de la mouvance des Frères musulmans, visant à créer des écosystèmes dissociés de la communauté nationale.

Le rapport du ministère de l’Intérieur de 2025, analysé par des experts en entrisme islamiste, révèle comment ces réseaux, via une toile d’associations philanthropiques, d’instituts d’enseignement de la langue arabe et du Coran, nourrissaient le projet d’une société parallèle à l’opposé d’une France une et indivisible. Du point de vue dudit rapport, ces interventions étatiques sont perçues comme un bouclier nécessaire contre l’érosion interne de la souveraineté. En somme, cette fortification n’est pas un caprice sécuritaire, mais une réponse proportionnée à une menace existentielle, préservant l’unité du corps national au prix d’une vigilance accrue.

Désarmement sociétal et prolifération de l’islamisme

Pourtant, face à cette muraille étatique, un désarmement sociétal paradoxal a permis à un islamisme d’atmosphère de se répandre, porté, plus particulièrement aujourd’hui, par le wokisme comme vecteur insidieux. Si le wokisme était à l’origine un mouvement progressiste militant dans les campus américains pour un éveil des consciences afin de lutter contre les formes de discriminations que subissent, de manière évidente ou latente, les minorités, il a muté, par la force des dérives, pour incarner aujourd’hui, de manière péjorative, une « tyrannie des minorités ».

La gauche en déperdition trouvera dans le wokisme de nouveaux registres de mobilisation politique. Terra Nova, think tank proche du Parti socialiste, dans son rapport emblématique de 2011, appelait la gauche à réorienter ses efforts de séduction vers la population immigrée, la substituant à la classe ouvrière traditionnelle en déclin. Terra Nova forge ainsi une alliance stratégique qui, selon Gilles Ivaldi, a redessiné les coalitions électorales en faveur d’un multiculturalisme acritique. La Fondation pour l’innovation politique identifie dans cette mutation une « montée de l’islamisme woke », où progressisme identitaire et revendications islamistes convergent pour éroder les digues laïques.

Un sondage Ifop pour le Comité Laïcité République illustre cette fracture abyssale : 57 % des jeunes Français musulmans considèrent la charia plus importante que la République, un clivage générationnel qui s’aggrave chez les 18-24 ans, où 35 % prônent une application partielle de la loi islamique en 2024. Ce regard circonspect, teinté d’inquiétude, sur l’islam contraste avec la bienveillance accordée aux autres religions : majoritairement positive pour le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme ou le bouddhisme, l’image de l’islam reste largement critique – 26 % seulement des Français en ont une bonne opinion globale, contre 73 % une mauvaise, sans disparité genrée notable, comme le révèlent les enquêtes Ifop-Montaigne.

Laïcité, voile, burkini, abayas, financement des mosquées, prêches radicaux, sorties scolaires, cantines, radicalisation dans les services publics, rapport à l’Histoire, liberté de conscience et d’expression, candidatures électorales et revendications communautaristes : année après année, la visibilité de l’islam glisse vers un « problème de l’islam » sans qu’aucune réponse cohérente n’y soit apportée, ni pour normaliser sa pratique, ni pour stopper ses dérives sans faux-fuyants. Guillaume Silhol, dans une analyse des discours intellectuels sur le wokisme, dépeint ce phénomène comme une « guerre culturelle à la française » où l’absence de contre-narratif sociétal laisse l’islamisme prospérer dans les interstices d’une tolérance mal armée. Ainsi, le désarmement culturel, loin d’être anodin, engendre une vulnérabilité collective qui mine les fondements du sens commun républicain.

Fracture et opportunismes

Cette fracture, de nature à déstabiliser irrémédiablement la cohésion nationale, trouve son écho prophétique dans les mots de l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb qui, quittant la place Beauvau en 2018, prononçait un discours aux accents crépusculaires : « On vit côte à côte, je crains que demain, on ne vive face à face ». Cet avertissement, analysé comme un diagnostic lucide du communautarisme rampant, préfigure une balkanisation potentielle où les loyautés primaires supplantent le lien civique, transformant, dans le silence, la France en archipel, pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet. Elle nourrit inévitablement les extrêmes, transformant le clivage en aubaine politique.

De gauche, La France insoumise (LFI), sous l’égide de Jean-Luc Mélenchon, aiguise un discours essentialisant et conflictualisant, caressant l’affect de la communauté musulmane pour enrôler un « nouveau lumpenprolétariat » dans les quartiers populaires. Dirigeant sa puissance de feu vers ces bastions, LFI vise à faire basculer l’élection présidentielle : plus de 60 % des musulmans français ont voté pour sa liste aux élections européennes du 9 juin 2024, en continuité des 69 % accordés à Mélenchon en 2022. La guerre à Gaza a accentué ce pilonnage électoral, comme le documente l’Ifop, révélant un « plébiscite » stratégique teinté de risques d’entrisme fondamentaliste à travers une instrumentalisation de « l’arabité » musulmane, où la question palestinienne sert de levier pour une gauche radicalisée.

Symétriquement, le Rassemblement national (RN) tire bénéfice de ce gouffre, consolidant son assise populaire et ralliant des pans de la société française jusqu’alors imperméables au discours de la droite extrême. Jean Garrigues analyse ce phénomène comme un « opportunisme bidirectionnel » où la peur du « face à face » renforce les courants nationalistes et identitaires, perpétuant un cycle vicieux de polarisation.

Ainsi, la fracture n’est pas seulement sociétale, mais elle est aussi un catalyseur politique qui, en exacerbant les loyautés particulières, menace l’essence même de la République indivisible. Seule une refondation de l’espace du commun saura enrayer cette dérive, restaurant un « nous rassembleur » au-delà des appartenances religieuses et des cloisons identitaires.