Point de vue. Giorgia Meloni, entre postfascisme et pragmatisme

Giorgia Meloni – (Photo : Tiziana FABI / AFP)
La cheffe du gouvernement italien jongle entre l’héritage fasciste et l’adaptation à la réalité politique internationale.
Giorgia Meloni incarne aujourd’hui un réel paradoxe de la politique européenne contemporaine. Elle est la première femme à diriger le gouvernement italien, issue d’un parti longtemps relégué dans les marges du système, Fratelli d’Italia, héritier du Mouvement social italien né des séquelles du fascisme. Ce seul fait donne à son itinéraire une dimension historique et polémique. Mais réduire Meloni à cette filiation serait se priver de comprendre ce qui fait sa singularité, sa capacité à conjuguer un ancrage idéologique ferme avec une pratique du pouvoir empreinte de pragmatisme et de flexibilité. Elle est à la fois l’outsider rebelle qui a grandi dans les cercles de la droite radicale et la cheffe de gouvernement qui rassure l’Union européenne et l’OTAN par son sérieux et sa fiabilité.
Cette ambivalence est le fruit d’une formation politique forgée dans la lutte et la marginalité. Entrée adolescente dans les rangs du Fronte della Gioventù, Meloni a appris à penser la politique comme un combat existentiel, où les mots d’ordre sont patrie, identité, tradition. Elle n’a jamais renié cet héritage, même si elle le recouvre aujourd’hui d’une respectabilité institutionnelle formelle. Ses discours rappellent toujours cet ancrage identitaire, d’une Italienne fière de défendre la famille et de protéger la nation et les frontières. Mais cette rhétorique, qui séduit une partie de l’électorat inquiet face à la mondialisation et à l’immigration, ne l’empêche pas de faire preuve d’une adaptabilité certaine lorsqu’il s’agit de gouverner. Contrairement à d’autres figures populistes, elle n’a pas opté pour la rupture frontale avec Bruxelles, ni pour une hostilité envers les marchés. Elle sait qu’un pays aussi fragile économiquement que l’Italie ne peut se permettre l’isolement.
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Son ambition va au-delà de la politique conjoncturelle. Meloni vise à refonder les règles du jeu politique italien en renforçant l’exécutif. Elle rêve d’un système où le chef du gouvernement serait élu directement par le peuple, doté d’une majorité solide censée marginaliser les oppositions. Ce projet, présenté comme une garantie de stabilité, illustre une volonté de remodeler les institutions pour consolider son pouvoir. Il est la traduction d’une vision de la démocratie qui concorde plutôt avec la force d’une majorité, au détriment des contre-pouvoirs et des équilibres fragiles de la démocratie parlementaire italienne. On retrouve ici aussi ce mélange caractéristique, le pragmatisme tactique qui la pousse à rassurer les partenaires européens et, en même temps, la tentation illibérale d’un pouvoir personnalisé.
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Ce mode d’action explique son efficacité politique. Meloni combine l’autorité d’une dirigeante qui centralise le pouvoir et discipline sa coalition, avec la souplesse d’une stratège capable de reculer quand la réalité économique l’impose. Elle promettait un blocus naval en Méditerranée, mais elle se résout à accueillir des travailleurs migrants pour compenser les pénuries de main-d’œuvre et à conclure des accords à ce sujet (comme avec la Tunisie et l’Égypte), qui lui permettent, ainsi qu’à l’UE, de limiter les dégâts de la migration. Elle se veut gardienne des valeurs chrétiennes et de la famille traditionnelle, mais elle s’abstient de remettre en cause, du moins de manière frontale, des droits acquis. Elle sait jouer sur deux registres : celui d’une leader charismatique qui parle au peuple des angoisses identitaires, et celui d’une gestionnaire pragmatique qui maintient le pays dans la sphère occidentale.
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C’est cette dualité qui fait sa force et qui nourrit les inquiétudes. D’un côté, Meloni apparaît comme la figure la plus stable qu’ait connue l’Italie depuis des décennies, une femme d’État qui a su éviter les ruptures spectaculaires. De l’autre, elle porte en elle les germes d’un basculement institutionnel : un renforcement de l’exécutif qui pourrait faire dériver l’Italie vers un modèle de démocratie illibérale, à l’image de la Hongrie ou de la Pologne. Elle n’est pas seulement une héritière de la droite postfasciste, elle sait aussi utiliser les symboles du populisme pour transformer les institutions. D’après la conception de l’historien Enzo Traverso (Les nouveaux visages du fascisme, 2017), il s’agit en l’espèce moins de néofascisme, plutôt nocif, que de postfascisme, censé être plus « doux » et plus digérable dans les démocraties.
En vérité, le « mystère Meloni » est peut-être moins dans ses origines que dans sa capacité à faire cohabiter deux visages. Elle est une militante animée par un nationalisme viscéral et une politicienne conservatrice, culturellement intransigeante, mais aussi une dirigeante pragmatique qui sait évoluer dans les arènes internationales sans perdre sa crédibilité. Elle est à la fois le symbole d’une droite dure qui veut remodeler l’Italie et l’interlocutrice rassurante des grandes capitales occidentales. C’est précisément cette combinaison qui la rend redoutable : radicale dans les symboles, modérée dans les actes, mais avec une stratégie claire de consolidation du pouvoir.
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L’avenir dira si cette stratégie tiendra longtemps. Son opinion publique lui a déjà beaucoup reproché, par exemple — il y a quelques semaines — la non-reconnaissance de la Palestine par son propre pays. Mais pour l’heure, elle réussit ce que peu de dirigeants populistes ont su accomplir, en s’installant durablement au pouvoir, à savoir domestiquer les institutions, en donnant à l’Italie une place plus importante dans le jeu européen et international.
