Maryam Touzani : « Un jour, un homme m’a dit d’aller me rhabiller »

 Maryam Touzani : « Un jour, un homme m’a dit d’aller me rhabiller »

Crédit photo : Unité de Production – Les Films du Nouveau Monde – Ali n’Productions – France 3


L’ancienne journaliste cosigne le scénario de “Razzia”, le dernier opus de son mari, le réalisateur Nabil Ayouch. Elle y incarne Salima, une jeune épouse qui gagne peu à peu son indépendance dans le Maroc d’aujourd’hui. Rencontre avec une actrice, qui a toujours placé la femme au cœur de son travail. 


Qu’est-ce qui vous a inspiré ce personnage de femme qui conquiert sa liberté ?


Depuis cinq ans, je sens que la place des femmes dans la société marocaine évolue. Leurs espaces de liberté se rétrécissent. Nous voulions mettre en lumière une femme qui se bat, qui prend en main son destin, qui s’arme de courage pour vivre comme elle l’entend, et non pas comme on veut lui imposer. Au début, Salima vit sous l’emprise de son mari, lequel souhaite qu’elle se contente d’être jolie et qu’elle reste sur une étagère. Or, elle a envie d’être une personne à part entière, et non pas exister uniquement à ­travers lui. Mais il y a cette société qui l’étouffe.


 


Salima rencontre Yto, un bel exemple de femme libre pour la guider sur le chemin de l’émancipation…


C’est très important d’avoir des modèles, femmes ou hommes, de trouver chez les autres le courage qu’on n’a pas en soi. Cumulés, ces combats individuels deviennent une véritable ­résistance, un pouvoir qui peut faire basculer un pays dans un sens ou un autre. Les femmes doivent être conscientes de la puissance qu’elles ont ensemble. Des battantes anonymes, comme Yto, il y en a beaucoup. Elles font avancer les choses, dans l’ombre. C’est une figure forte qui donne de la force à Salima. Yto s’assume, et jusqu’aux tatouages sur son visage. Chez les Berbères, c’est une coutume. Chaque dessin a sa signifi­cation. Or, dans notre monde arabe, désormais, de plus en plus moderne et urbanisé, il y a cette idée que le tatouage est “haram”, honteux, car on change l’image que Dieu nous a donnée. C’est pourquoi beaucoup de femmes se les font enlever ou le vivent comme une humiliation quotidienne.


 


D’apparence moderne, son compagnon essaye pourtant de la contrôler…


Oui, c’est sournois. Il lui fait croire qu’elle dépend de lui, émotionnellement, et financièrement, il ne veut pas qu’elle travaille, ce qui l’empêche de s’émanciper. Il a peur de perdre son pouvoir sur elle. Beaucoup d’hommes marocains se veulent modernes, ouverts, ont fait leurs études à l’étranger… mais, au fond, ils ne le sont pas et veulent exercer leur domination, s’imposer de manière rétrograde. En 2018, il est temps de se libérer de ce poids. Et si, de surcroît, la société vient renchérir, c’est trop. Salima est dans ce trop-plein, mais elle aspire à des lendemains meilleurs. Même si le film dresse un constat inquiétant, il projette un réel espoir. On y voit la beauté autour de nous, de ces personnages aussi, dans leurs vies brisées ou non. On croit en l’avenir du pays, mais le film dépasse le cadre du Maroc : il parle de notre humanité, de nos droits, de notre liberté individuelle.


 


Vous comprenez le geste de Salima de raccourcir sa jupe après avoir été insultée dans la rue ?


Plus que de le comprendre, je l’ai vécu dix minutes après avoir tourné cette séquence ! J’étais vêtue d’une robe et, dans la rue, un homme s’est arrêté pour m’incendier, me disant de rentrer chez moi me rhabiller, et me traitant de tous les noms. Je me suis ­défendue en le regardant droit dans les yeux. Il ne s’y attendait pas, il pensait que j’allais me résigner et passer mon chemin. C’est lui qui est parti en baissant la tête. Je me suis sentie victorieuse. Pas ma réaction, je lui signifiais : je ne vais pas me plier à votre ­volonté, je suis comme que je suis, et si vous n’aimez pas, ne me regardez pas ! Quand quelqu’un vous dicte comment vous vêtir, il vous impose une idéologie. Ce n’est pas rien. Quand j’étais plus jeune, je m’habillais comme je voulais. Maintenant, ça devient de plus en plus compliqué de se mettre en maillot de bain sur une plage publique ! Or, je veux partager l’espace avec tout le monde, y compris des ­personnes différentes de moi, dans le respect, sans ces regards malveillants, réprobateurs.


 


Comment expliquer ce retour en arrière des mentalités ?


Je pense que cela vient de l’éducation. Cette question est abordée au début du film. Notamment la réforme de l’école dans les années 1980, avec l’arabisation du système éducatif et la suppression du berbère, du français… Le pays n’était pas prêt, les professeurs démunis… Alors, beaucoup d’enseignants de ­Syrie, d’Egypte ou d’Arabie saoudite ont été appelés pour dispenser des cours d’arabe classique. Ils sont arrivés avec d’autres idéologies, et un Islam wahhabite qui n’est pas le nôtre – notre Islam malékite est beaucoup plus ouvert. Le Maroc a toujours vécu dans la diversité de ses populations, de ses religions. Ces courants se sont installés dans la société de manière insidieuse. Dans les universités, on a retiré la philosophie, la sociologie, annihilant l’esprit critique des étudiants. Ce n’est pas sans conséquences, et ça se ressent trente ans après. Cette génération-là paye cette réforme et devient une proie plus facile et réceptive à ce genre de discours. Aujourd’hui, nous sommes dans une société qui ne sait pas vraiment qui elle est, qui se cherche encore, et qui peut facilement tomber dans ces extrêmes.


 


Vous êtes aussi réalisatrice. Quels sont vos thèmes de prédilection ?


Des histoires de femmes ! Dans mon premier court-métrage, une petite fille perd son grand-père et va lui dire au revoir à sa manière, librement. Une autre, pour un enterrement, n’a le droit de se rendre au cimetière qu’à partir du troisième jour, car les femmes sont considérées comme faibles, elles risqueraient de pleurer, de crier… Alors que nous pouvons être si fortes, voyez tout ce que nous assumons au quotidien ! Mon film suivant racontait l’histoire d’une employée de maison âgée de 10 ans, une “petite bonne” comme on les appelle, qui réussit à rester enfant malgré tout, à rêver malgré l’enfermement. Je vais bientôt réaliser mon premier long-métrage sur le combat d’une femme seule qui attend son premier enfant et qui devra le donner à l’adoption. Enceinte moi-même au moment d’écrire le scénario, j’ai senti l’urgence de parler de ce sujet. 


RAZZIA



Un film franco-belgo-marocain de Nabil Ayouch, avec Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdelilah Rachid… Durée : 1 h 59.


MAGAZINE MARS 2018

La rédaction du Courrier de l'Atlas