Vincent Geisser : « Le « faire ensemble » me paraît plus pertinent »

 Vincent Geisser : « Le « faire ensemble » me paraît plus pertinent »

Crédit photo : JE. Ferte / JLPPA


MAGAZINE JANVIER 2018


Politologue et sociologue, Vincent Geisser est chargé de recherche au CNRS et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam). Pour ce spécialiste de l’Islam, connu pour ses prises de position controversées, le vivre-ensemble est avant tout une posture. 


Selon vous, qu’est-ce que le vivre-ensemble ?


C’est une posture intellectuelle, politique et sociétale qui prône la tolérance, l’antiracisme et l’anti-discrimination. Mais la formule est devenue un fourre-tout. Tout le monde s’en réclame et chacun apporte sa propre définition décidant de ceux qu’elle inclut ou pas. Pointant du doigt, au passage, ceux considérés comme les ennemis de ce vivre-ensemble. Contrairement à l’entre-deux guerres, où il y avait de vrais combats idéologiques, aujourd’hui, il y a une forme de consensus derrière certaines formules iréniques (consensuelles, ndlr), qui, du coup, perdent en capacité à décrire des réalités et des positions. Même Marine Le Pen prône le vivre-ensemble, c’est dire ! C’est d’ailleurs souvent ceux qui en parlent le plus qui en font le moins.


L’arbre qui cache la forêt ?


Oui. Nous sommes dans le discours et la rhétorique : tout le monde est pour l’égalité et contre le racisme, contre la discrimination et le sexisme. Mais, en termes de pratiques sociales, on n’est pas tous sur la même longueur d’onde. A l’université, par exemple, tous défendent le vivre-ensemble, cependant combien d’enfants de l’immigration sont de grands professeurs d’université ? Quasiment aucun. Le discours du vivre-ensemble sert de plus en plus à masquer notre incapacité à agir ensemble. En France, nous sommes à la fois ceux qui dénoncent et ceux qui participent du problème. A titre personnel, la notion d’“en commun” me paraît plus pertinente.


C’est-à-dire ?


La défense de valeurs communes et le “faire-ensemble”. A savoir, bâtir des actions et des projets communs sur les questions d’exclusion et d’égalité. Dans le contexte actuel, avec la crise des financements publics, le retrait de l’Etat d’un certain nombre de territoires, le marasme du secteur associatif et de l’éducation populaire, le faire-ensemble est en danger. On constate qu’il y a de plus en plus d’associations qui luttent contre les discriminations, mais de manière très segmentée. Le musulman va lutter contre l’islamophobie, le juif contre l’antisémitisme, l’homosexuel contre l’homophobie… Nous sommes incapables de ­penser ensemble les logiques de discriminations dans un ­mouvement commun.


Comment l’expliquez-vous ?


Les vieilles structures n’ont pas su se renouveler en prenant en compte les nouvelles problématiques. Je ne condamne pas les personnes victimes d’une même discrimination et qui se rassemblent pour lutter face aux carences des grandes structures sur les nouveaux problèmes. Il est plus facile de créer une petite structure qui va défendre les siens plutôt que de construire avec des gens différents, de l’“en commun”. On rejette cette complexité en lui préférant la simplicité de la segmentation : l’entre-soi social, religieux, professionnel… n’a jamais été aussi fort.


Comment renverse-t-on cette tendance ?


Chacun doit agir à son niveau. Moi, en qualité de chercheur, ma fonction est de réaliser des analyses de ces formes de segmentation et de fracture afin de les énoncer. Car l’énonciation est déjà une dénonciation. Je donne à voir ces blocages, ces replis et ces chambres de ruptures qui caractérisent aujourd’hui notre société. Le défi majeur est de récréer de grands mouvements universalistes au sein desquels se retrouvent des gens de tous horizons, riches, pauvres, musulmans, athées… qui défendent des valeurs communes.


 


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