L’économie informelle, cible du patronat marocain

 L’économie informelle, cible du patronat marocain

crédit photo : Fadel Senna / AFP


Selon une récente étude, elle représente 20 % du PIB au Maroc et 2,4 millions d’emplois. La Confédération générale des entreprises a établi une feuille de route pour tenter de mettre fin à cette concurrence déloyale. Une gageure.


A Tanger, Casa Barata, l’énorme marché aux puces, est leur temple. Ils ? Les petits boutiquiers ou les ferrachas (vendeurs à l’étalage), qui pullulent à l’approche du ramadan. Car le mois de piété est aussi synonyme de bonnes affaires… Friperies, ventes de vêtements, ­lunettes, matériel informatique, CD et DVD piratés, jeux vidéo, chaussures, produits alimentaires… C’est tout cela l’univers de l’informel.


“Je fais ça car je suis libre, je travaille quand je veux. Je n’ai pas de patron qui m’impose sa loi. Si ça ne marche pas, je trouve une autre activité”, explique Saïd(1), qui vend des écouteurs à la sauvette dans une rue commerçante. Plus loin, Rabia propose des jouets de contrebande chinois, étalés sur des bâches en plastique. “C’est mon travail, j’en suis contente, témoigne-t-elle. Je contracte un crédit pour importer ma marchandise de Casablanca. Je ­rembourse mon prêt et je vis avec les ­bénéfices.” Parfois, les ferrachas se font déloger par la police. Ils se réinstallent quelques mètres plus loin.


 


Au Maroc, l’informel est partout présent : villes, campagnes, bourgs… Dans le nord du pays, des milliers de personnes vivent du commerce de contrebande, ­surtout dans le préside de Ceuta. Des femmes-mulets, environ 10 000, font des allers-retours quotidiens entre Fnideq et Ceuta. Elles transportent de lourds ballots de marchandises pour le compte de grossistes de Tétouan, voire de petites mafias. Elles gagnent une misère : entre 100 et 150 dirhams (de 10 à 15 euros) par dépla­cement. Et parfois meurent dans des bousculades.


 


“Une concurrence déloyale”


Pour les autorités, réguler l’informel est un véritable casse-tête. Récemment, une étude de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM, le patronat marocain) a révélé que l’économie informelle représente 20 % du PIB (hors secteur primaire : agriculture, pêche…) et 2,4 millions d’emplois ! Elle impacterait de manière variable les secteurs d’activité : 54 % dans le textile et habillement, 32 % dans le transport routier de marchandises, 31 % dans le BTP et 26 % dans l’industrie agroalimentaire et le tabac.


“Au Maroc, l’informel recouvre des réalités diverses : l’artisanat traditionnel, le commerce de rue, la micro-entreprise, le travail à domicile, les prestations de services ­(personnels, d’entretien, de réparation…), les activités de transport, la contrebande…” écrit le sociologue Jamal Khalil dans un article bien documenté(2). Les raisons de son ­développement sont connues. “Il est la conséquence de la migration, de l’urbanisation, de la crise de l’emploi officiel, de la situation du marché du travail, des difficultés que l’Etat rencontre pour réguler l’activité économique, mais aussi des politiques mises en œuvre”, note le chercheur.


 


Les pertes sont colossales pour l’Etat. Le manque à gagner est évalué à 40 milliards de dirhams (3,6 milliards d’euros), dont 36 milliards pour le fisc (16 % des recettes du Trésor public) et 6 milliards pour les charges sociales. C’est aussi un coup dur pour les franchises et les champions nationaux, concurrencés au niveau des prix…Le chiffre d’affaires annuel de l’informel est évalué à 170 milliards de dirhams (15,2 milliards d’euros). Le secteur représente 10 % des importations formelles. Selon l’étude de la CGEM, élaborée avec le cabinet Roland Berger, une différence notable “compétitivité-prix” s’est creusée. Ce fossé s’explique par le fait que les acteurs de l’informel ne paient ni impôts, ni charges sociales. Autres points noirs : une pression sur les prix, un chiffre d’affaires en berne pour l’économie légale, un manque de création de la valeur… “L’informel s’en sort en toute impunité, c’est inacceptable, alors que les contribuables s’efforcent de payer leurs impôts et cotisations ­sociales et sont minés par cette concurrence ­déloyale”, a ­récemment déploré Miriem Bensalah-­Chaqroun, ­ex-présidente de la CGEM. Enfin, l’économie souterraine pénalise aussi les consommateurs en bout de chaîne. Avec un produit ne respectant aucune norme ou règle d’hygiène, ce sont eux qui trinquent…


En guise de recommandations, le patronat a analysé le cas de quatre pays (Chili, Turquie, Slovaquie, Inde) qui ont réussi le pari de l’intégration du marché noir. Le Chili a par exemple simplifié le statut juridique et le régime fiscal pour les micro-entreprises, et développé un financement pour assurer la transition vers le formel. Même voie empruntée par la Turquie qui, en outre, a réduit les cotisations sociales des employeurs. De plus, Ankara a obligé les patrons à rémunérer les salariés sur un compte bancaire. En quelques années, le modèle turc a réduit de 20 % le poids de l’informel.


 


Le commerce est le secteur le plus touché


Le patronat marocain veut croire aux solutions ­miracles pratiquées par ces pays : simplifier la TVA (pour une plus grande compétitivité des entreprises), augmenter les droits de douane (pour combattre la contrebande), développer un cadre réglementaire spécifique (pour mieux accompagner l’intégration de l’informel), lutter contre l’économie souterraine…


Le commerce est le secteur le plus touché. La CGEM propose d’assécher la contrebande, qui serait davantage contrôlée, et de capter la main-d’œuvre de cette économie parallèle vers l’emploi ­formel. Plus facile à dire qu’à faire…


Miriem Bensalah-Chaqroun n’est pas dupe. Sans l’aide de l’exécutif, son étude restera un vœu pieux. “Les pouvoirs publics, a-t-elle déclaré, doivent s’impliquer dans la démarche de l’intégration de l’économie ­informelle.” Laquelle a développé, selon Mohamed Fikrat, PDG de la Cosumar et président de la Commission compétitivité et investissement, “une chaîne destructrice du capital social et engendré par conséquent la loi de la compétitivité”. Saïd et Rabia, qui vont tous les jours vendre leurs objets et jouets, et qui vivotent de liberté et de débrouillardise, l’entendront-ils de cette oreille ? Pas sûr…


Au-delà, ce sont aussi des pratiques et des habitudes de consommation à changer. Les friperies font partie du paysage mental au Maroc. Modifier cette donne nécessite un effort coordonné des pouvoirs publics et privés, mais aussi de la société civile. Un sacré défi. 


(1) Les prénoms ont été modifiés.


(2) “Derb Ghallef, le bazar de l’informel”, Economia, n° 2, février-mai 2008.

Abdeslam Kadiri