Homo Deus d’Issam Ayari : Entre sacre et satire, l’Homme-Dieu sur scène

La représentation d’Homo Deus, une pièce d’Issam Ayari, donnée à El Teatro le jeudi 29 mai 2025, est loin d’un simple one man show. Cette performance atypique interroge, dérange, amuse et provoque. À travers un titre chargé de sens et une mise en scène soigneusement codée, Ayari déploie une réflexion critique sur l’homme contemporain, sa vanité, ses mythes et ses dérives. Le tout dans une langue double, entre français et arabe, et une esthétique de la diglossie au sens large : linguistique, symbolique et scénique.
Par Haytham Jarboui, enseignant-chercheur et chroniqueur littéraire
Le titre Homo Deus, emprunté au latin, réunit deux termes puissants. Homo désigne l’homme – comme dans Homo sapiens, « l’homme sage » (« الإنسان العاقل ») – tandis que Deus signifie « dieu ». La traduction littérale donne « l’Homme-Dieu », soit « الإنسان الإله » en arabe. Ce glissement terminologique opère une rupture : de l’humain rationnel à l’humain divinisé, on assiste à une transformation – ou une prétention – à dépasser la condition humaine pour accéder à une forme de toute-puissance. C’est une thématique au cœur des fantasmes modernes : transhumanisme, culte de soi, technologie omnipotente.
Ce discours est puissamment incarné par le costume qu’Ayari porte aussi bien sur l’affiche que sur scène. Il s’y présente vêtu d’une longue tunique blanche, ample, évoquant à la fois le vêtement traditionnel maghrébin et les habits rituels des figures prophétiques. La blancheur renvoie à une symbolique forte : pureté, sagesse, spiritualité. Mais très vite, des éléments de rupture viennent fissurer cette image sacrée. Un collier rouge vif, presque théâtral, introduit une tension visuelle et une forme d’ironie, comme si ce « dieu » était aussi un personnage de spectacle. Et surtout, les lunettes noires et le sourire éclatant d’Ayari viennent déconstruire l’aura solennelle : nous ne sommes pas face à un prophète, mais face à sa parodie.
Sur scène, ce costume ne se contente pas d’habiller : il performe. Il incarne une figure hybride entre messie et comédien, entre oracle et provocateur. Les bras ouverts, Ayari adopte parfois une posture christique, mais elle est systématiquement rattrapée par le comique de situation, les ruptures de ton, le jeu avec le public. Le costume devient un outil de distanciation, une manière de critiquer les figures d’autorité, de moquer les idoles modernes, qu’elles soient religieuses, politiques ou médiatiques.
L’univers visuel de l’affiche – motifs technologiques, typographie futuriste, ambiance numérique – entre alors en résonance avec la performance scénique. Tout dans Homo Deus dit notre époque : celle d’un homme qui se prend pour un dieu, ou que la société érige en dieu – pour mieux en rire, ou pour mieux s’y soumettre.
L’une des forces de cette représentation réside dans son usage créatif et critique de la diglossie. Issam Ayari navigue avec une aisance déconcertante entre l’arabe dialectal tunisien et le français, mais aussi entre registres de langue – du langage courant à la rhétorique savante, en passant par les expressions populaires ou les détournements burlesques. Cette alternance produit un effet de va-et-vient constant entre le sérieux et le grotesque, entre la parole prophétique et le verbe de la rue. Ce jeu linguistique ne se limite pas à une volonté humoristique : il constitue une stratégie de déconstruction. En empruntant les codes du discours religieux, politique ou philosophique, puis en les retournant par l’humour ou la caricature, Ayari montre comment les mots peuvent à la fois fonder et détruire une autorité. Le mot devient performatif, mais aussi piégé : ce que l’on croit sacré peut soudainement basculer dans le ridicule. Cette logique rappelle l’approche de certains dramaturges postmodernes, où la scène devient un espace de crise du langage.
Le décor est minimaliste, presque nu (panneaux-scriptures fonctionnant comme des paravents, une valise, une grande chaise, des canettes de bière, des bouteilles de liqueur, un banc…). Ce dépouillement apparent est trompeur : il met en valeur la parole et les gestes de l’acteur, mais aussi les rares éléments scéniques comme les projections visuelles ou les jeux de lumière, le bip sonore, et la musique. Ces éléments sont utilisés avec parcimonie, mais efficacité, créant parfois des ruptures de rythme ou des effets de contraste qui relancent l’attention du spectateur.
La technologie, évoquée dans les visuels de l’affiche, apparaît ici en filigrane : bruits numériques, ambiances sonores synthétiques. Le corps d’Ayari est aussi un terrain d’expression. Sa gestuelle est volontairement emphatique : bras levés, poses théâtrales, déplacements lents ou soudains. Il mime, il imite, il surjoue, brouillant sans cesse les repères entre l’acteur et le personnage, entre le sérieux et la satire. Ce corps sur scène, habillé d’un costume symbolique, devient lui-même un espace de lecture – ou de confusion – sur le rôle de l’artiste dans la société.
Ayari convoque un vaste champ de références : religion, politique, science, mythologie, philosophie… mais toujours avec une distance critique. Ce n’est jamais l’érudition pour elle-même, mais un jeu avec les codes. À travers des allusions subtiles ou des clins d’œil directs, il interroge les figures d’autorité dans le monde arabe et au-delà : l’homme politique qui se prend pour un sauveur, le religieux qui monopolise la vérité, l’intellectuel qui s’érige en conscience universelle, ou encore l’influenceur digital devenu gourou. Cette mise en question du pouvoir et de ses masques s’inscrit dans une tradition satirique tunisienne bien ancrée, mais Ayari y ajoute une dimension philosophique et existentielle.
En jouant sur l’ambiguïté du « dieu-homme », il invite aussi à réfléchir sur les formes modernes de narcissisme, de culte de l’image, de solitude déguisée en toute-puissance. Le Homo Deus qu’il incarne sur scène est une figure tragique et comique à la fois – miroir tendu à une humanité en perte de repères.
Le Homo Deus d’Ayari est aussi, sinon d’abord, une figure politique. En empruntant les codes du prophète, du chef ou du messie, le personnage central devient un condensé de figures d’autorité. Il ne les incarne pas pour les glorifier, mais pour mieux les démonter. À travers la parole amplifiée, la posture grandiloquente, les promesses vagues ou les slogans recyclés, Ayari mime à merveille la rhétorique de ceux qui gouvernent – ou prétendent gouverner – les corps et les esprits.
Ce décalage crée un effet de miroir ironique : on rit de cet « Homme-Dieu » qui s’adresse au public comme à des fidèles, mais l’on devine très vite qu’il ne parle pas seulement de lui. Il évoque, en filigrane, tous ceux qui occupent la scène politique contemporaine, en Tunisie comme ailleurs, et qui s’arrogent une forme de supériorité morale ou historique. La critique ne se veut ni frontale ni didactique : elle passe par le dédoublement, la parodie, la mise à distance. De ce fait, Homo Deus pourrait se lire comme une satire du pouvoir performatif : celui qui ne repose plus sur l’action ou la justice, mais sur la capacité à captiver, à séduire, à imposer une narration. À l’ère du storytelling politique, du culte de l’image et des réseaux sociaux, Ayari montre que celui qui maîtrise le spectacle peut se faire passer pour un dieu – du moins, pour une version divertissante et inoffensive de la toute-puissance.
Par exemple, pour introduire le thème de l’immigration, le spectacle met en scène un échange entre un personnage fortuné et un jeune homme au mode de vie ascétique – il ne fume pas, ne boit pas, n’a pas de relations sexuelles. À travers ce dialogue, le personnage aborde la question de la « pauvreté sexuelle » (الفقر الجنسى) dans une société où les frustrations corporelles reflètent aussi les inégalités sociales et les violences symboliques subies. Même la jouissance sexuelle est représentée dans sa forme la plus brute, à travers l’évocation explicite de l’acte sexuel. Cette scène repose sur un comique de geste : le corps de l’acteur, en combinaison blanche, se met à vibrer frénétiquement, accompagné de cris qui suggèrent l’orgasme, dans une expressivité outrée. Il s’allonge alors de manière théâtrale sur un banc, élément central du décor, à la fois sobre et chargé de sens. Ce banc peut être interprété comme un divan symbolique – à la croisée du lit d’amour, du canapé de psychanalyse et de la table sacrificielle. Il devient un support ambigu où se jouent à la fois la jouissance, la mise à nu et la vulnérabilité du corps.
À cette séquence burlesque succède brusquement un changement de ton, presque brutal : le personnage interrompt le geste, se redresse, et enchaîne sur une réflexion grave, philosophique, autour du désir, de la norme ou de l’aliénation. Ce retournement crée un contraste saisissant entre la trivialité du corps en transe et la profondeur du discours qui suit, comme si le théâtre cherchait à faire cohabiter l’instinct et la pensée, la pulsion et la lucidité. À chaque fois, le changement de décor et de costume renvoie à une temporalité et des situations parallèles.
La motrice du spectacle est l’alternance entre le beau et le laid, le sérieux et le grotesque, la culture élitiste et la culture populaire (de masse) ; tous ces registres sont confondus pour maintenir un rythme, à chaque fois, changeant si bien que le spectateur ne s’ennuie point.
À travers des scènes où se mêlent poésie et tragédie, figure celle où une projection vidéo représentant l’océan : une image poétique en apparence, mais qui devient rapidement le prétexte à une dénonciation plus crue. La transition se fait vers une scène poignante et glaçante : une vieille femme, privée de pouvoir d’achat, est invitée par un marchand à acheter le lambouka, présenté comme peu coûteux. Dans un cri d’effroi, elle rejette l’offre : elle refuse de manger ce poisson, car pour elle, ce serait comme manger le corps de son propre fils – un corps déjà englouti et dévoré par le lambouka (la coryphène). Ce rejet n’est pas seulement physique, mais profondément symbolique : elle refuse de consommer ce qui incarne à la fois la perte, la mer tueuse, et la trace du cadavre disparu.
Cette scène bouleversante articule de manière saisissante la douleur intime d’un deuil migratoire à la réalité brutale de la précarité économique, en donnant un visage humain au drame des migrations. Puis, dans une scène burlesque, deux figures féminines caricaturales – Giorgia Meloni (Première ministre italienne) et Ursula von der Leyen (présidente de la Commission européenne) – se font extirper des fonds par Kaïs Saïed pour endiguer les flux migratoires vers l’Europe. Ces fonds, censés aider à sécuriser les frontières et à « gérer » les migrants, sont immédiatement détournés dans une logique absurde et dérisoire : le président utilise ces fonds pour acheter des tentes de chez Décathlon, installées dans la commune d’Al Amra, à Sfax, pour loger des migrants subsahariens. Ce choix volontairement ridicule – installer des tentes de loisirs pour faire face à une crise humanitaire – incarne la manière dont le politique, sous couvert de solution technique ou humanitaire, camoufle son impuissance réelle ou son cynisme profond.
Ayari souligne ici un double scandale : d’un côté, l’Europe sous-traite sa politique migratoire en fermant les yeux sur les violations des droits humains ; de l’autre, la Tunisie accepte de jouer ce rôle en monnayant sa souveraineté contre des financements opaques, mal utilisés, voire grotesques.
Au-delà du politique, Homo Deus interroge une crise plus profonde : celle de l’homme contemporain confronté à sa propre démesure. En empruntant le titre de Yuval Noah Harari, Ayari ne fait pas seulement référence au livre, mais à une idée : celle d’un homme qui, fort de ses technologies, de ses progrès scientifiques et de son autonomie proclamée, aspire à devenir plus qu’humain. Cette ambition, qui pourrait être l’aboutissement d’un long chemin d’émancipation, est ici renversée : elle devient une source de vertige.
Sur scène, l’humain déifié d’Ayari ne semble ni serein ni tout-puissant. Il parle beaucoup, il gesticule, il rit – mais son rire cache une angoisse : celle de n’avoir plus de limites, plus d’altérité, plus de dieu. Loin de se poser en surhomme, le personnage devient le symptôme d’une humanité qui s’égare dans ses propres artifices. Ce Homo Deus, c’est peut-être surtout Homo Ridiculus : un être qui croit se libérer en devenant son propre centre, mais qui finit par tourner à vide.