Héritage, un débat qui divise la société marocaine

 Héritage, un débat qui divise la société marocaine

crédit photo : Fadel Senna / AFP


La question de l’inégalité entre hommes et femmes dans l’héritage revient sur le devant de la scène. Une réformiste a été poussée à la démission tandis que les oulémas marocains, gardiens de la tradition musulmane, campent sur leurs positions. 


Par les temps qui courent, il ne fait pas bon parler ­héritage… Si dans l’Hexagone, on s’offusque que le regretté Johnny Hallyday ait déshérité ses enfants, Laura et David, au Royaume, c’est le débat sur l’égalité devant l’héritage entre hommes et femmes qui divise.


Dans l’Islam, la question du legs est claire. Le Coran stipule que l’homme hérite du double de la femme. Tout débat sur la question est sensible. Fin mars, une éminente chercheuse, Asma Lamrabet, directrice du Centre de recherches féminines en Islam (Cerfi) au sein de la Rabita Mohammadia des oulémas (Ligue des oulémas) en a fait les frais. Elle a claqué la porte, à la surprise générale. Son communiqué révèle ce que tout le monde supputait : elle a été poussée vers la sortie à cause de ses positions progressistes en faveur de l’égalité dans l’héritage. Ainsi elle écrit : “A l’occasion d’une conférence universitaire de présentation d’un ouvrage collectif sur l’héritage, mes propos, exprimés à titre strictement personnel (…) ont suscité un tollé et une grande polémique dans la Rabita. Devant une telle pression, j’ai été contrainte à présenter ma démission.”


 


Asma Lamrabet, victime expiatoire


La chercheuse et médecin précise que son action au sein de la Rabita n’avait d’autre ambition que de “promouvoir (…) un Islam apaisé, contextualisé et en phase avec les valeurs humanistes universelles compatibles avec notre culture”. Pour éviter que le débat ne se polarise sur sa personne, l’essayiste a pris du recul, déclinant toutes demandes d’entretien, y compris la nôtre. Pas plus que la Rabita n’a souhaité nous répondre.


En vérité, Asma Lamrabet apparaît comme la victime expiatoire d’une société tiraillée et corsetée dans ses contradictions. Siham Benchekroun, chercheuse qui a dirigé le livre collectif L’Héritage des femmes (éditions Empreintes, 2017) explique : “Ceux qui en veulent à Madame Lamrabet sont les mêmes qui se moquent, insultent ou menacent tous les Marocains qui proposent une lecture réformiste de l’Islam. Plusieurs paramètres expliquent pourtant qu’elle soit plus exposée que d’autres à la vindicte. D’abord c’est une femme et c’est une subversion en soi de tenir un discours de changement et non de soumission dans la sphère conservatrice ; ensuite c’est un auteur connu et apprécié, en désaccord avec des oulémas, ce qui suffit à légitimer sa mise à l’écart. Tout cela en fait une proie désignée à la colère des extrémistes.”


 


Une revendication de plus en plus audible


C’est bien le débat sur l’égalité devant l’héritage que l’on veut étouffer dans l’œuf. En cause, sa visibilité, sa présence prégnante dans la société. “Nous sommes de plus en plus nombreux à réclamer ce changement. Auparavant, c’était uniquement quelques associations féminines et universitaires. La revendication a toujours été très timide. Ces dernières années, elle est de plus en plus audible. Parallèlement, la résistance se développe aussi”, étaye Siham Benchekroun.


Il y a un an, un salafiste repenti, Abou Hafs – alias Abdelwahab Rafiqi – avait jeté un pavé dans la mare. Sur la chaîne 2M, le 16 avril, l’ancien cheikh, ex-prisonnier, s’est dit favorable au débat sur l’égalité dans l’héritage. Dès lors, un torrent d’insultes et, plus grave, d’appels au meurtre s’est déversé sur l’homme. Devenu réformiste, Abou Hafs a troqué sa djellaba de prêcheur radical contre un costume de penseur éclairé, passant aux yeux de ses anciens camarades pour un traître. “Auparavant, parler d’héritage était tabou. Seuls les médias ­officiels avaient voix au chapitre. Aujourd’hui, plusieurs sensibilités s’expriment. De plus, des spécialistes de la question s’emparent de ces questions, parmi lesquelles des femmes. C’est un grand progrès”, confie-t-il.


 


Ce ne sont pas les versets coraniques que ces figures remettent en cause mais une jurisprudence désuète. Coïncidence : le jour de la démission d’Asma Lamrabet, un appel a été lancé sur les réseaux sociaux par une centaine de personnalités. Il revendique l’annulation de la règle successorale tribale du ta’sib. Inscrite dans le Code marocain de la famille, elle oblige les héritières sans frère(s) à partager leurs biens avec des parents masculins (oncles, cousins etc.) du défunt, même lointains. “Le ta’sib ne correspond plus au fonctionnement de la famille marocaine et au contexte social actuel, il précarise les femmes les plus pauvres, il oblige de nombreux parents à céder leurs biens, de leur vivant, à leurs filles, et enfin, il est un pur produit du fiqh (jurisprudence religieuse) et n’obéit pas à un commandement divin”, affirme le collectif.


 


Signataire du texte, Abou Hafs corrobore : “Le ta’sib ne figure ni dans le Coran, ni dans la Sunna, c’est une loi issue du fiqh ancien, qui n’a plus lieu d’être.”


 


Supprimé en Tunisie il y a soixante ans


 


Or les traditionalistes jouent sur l’ignorance et la peur du peuple pour ne pas démêler ce qui relève du texte sacré et de la jurisprudence. “Les prédicateurs et les défenseurs autoproclamés de l’Islam affirment que toucher aux règles de l’héritage, de quelque façon que ce soit, c’est commettre une hérésie. Ils font croire que ce corpus a été extrait tel quel du Coran, ce qui évidemment est une grossière contre-vérité”, ajoute Siham Benchekroun. Et de comparer : “La question n’est pas plus difficile chez nous que dans les autres pays musulmans. En Tunisie, le ta’sib des femmes a été supprimé il y a déjà soixante ans !”


 


Selon Abou Hafs, “le jour, où la volonté politique s’imposera dans le débat, les choses évolueront”. Pourtant, comme le rappelle Siham Benchekroun, la question du legs cache d’autres problématiques. “L’héritage représente beaucoup d’enjeux. Il est en quelque sorte le dernier bastion d’un système machiste et conservateur. Ceux qui s’opposent au changement le voient comme le rempart d’une forteresse : celle d’une société de prééminence et privilèges masculins. Bien sûr, il y a aussi des enjeux financiers : pour l’autorité masculine (traditionnellement seule à décider des lois au niveau théologique), il s’agit de céder des acquis”. La résistance s’organise mais la route est encore longue. 

Abdeslam Kadiri