Métier : Influenceuse

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Esprit sans doute du siècle, les influenceuses sont à l’ordre du jour, omniprésentes dans les médias et réseaux et dans l’esprit de leurs followers.
Elles s’appellent tantôt par leurs vrais noms, tantôt par des pseudo, comme Léna Situations ou Nabilla (France), Chiara Ferragni (Italie), Kim Kardashian, Kylie Jenner, Julia Roitfield et Olivia Palermo (Etats-Unis), ou pour la Tunisie, Farah El Kadhi, Khouloud Moalla, Emna Sadfi, Chaima Ferjani, Fatma Bououn ou Refka R’n. Elles sont jeunes, belles, omniprésentes sur les réseaux sociaux, et parlent de mode, de beauté, de cosmétiques, de lifestyle, de santé, parfois de causes sociales, souvent de partenariats rémunérés. On les appelle «influenceuses». Elles incarnent un phénomène devenu aussi soudain qu’incontournable dans la culture numérique, une visibilité permanente, où l’image prévaut sur le contenu, l’instant sur la durée, l’apparence sur la réflexion.
Faut-il y voir le symptôme d’une époque frivole, futile et superficielle ou, au contraire, une nouvelle forme d’esprit d’entreprise, ou d’expression culturelle et politique à part entière, en rapport avec la mutation technologique ? L’ère des influenceuses est-elle nécessairement celle de la futilité ?
Avec des millions d’abonnés sur Instagram, TikTok ou YouTube, les influenceuses ont supplanté les véritables stars et célébrités du monde artistique, politique ou social, dans l’imaginaire collectif des jeunes générations. Elles ne travaillent pas pour la charité publique, loin s’en faut, mais monnayent leurs images, leur temps, leur quotidien, partagent leurs routines, leurs beautés, leurs tenues, leurs vacances, leurs amants, parfois leurs états d’âme. Leur capital n’est pas seulement à caractère économique ou symbolique, mais reste tributaire de leur visibilité permanente. Elles vivent de la captation du regard des autres.
Que cherchent-elles à vanter, à vendre ou à valoriser ? Très souvent, une vie idéalisée, pour ne pas dire idyllique, une consommation effrénée, une mise en valeur de soi. Elles sont, pour certaines, devenues des vitrines de marques et de produits. Et c’est là qu’on peut détecter leur futilité. Ce qui prévaut en effet chez elles, c’est cette mise en valeur de l’accessoire, du luxe, de la superficialité, au détriment de la pensée critique ou de la profondeur.
Pourtant, il serait réducteur de balayer le phénomène d’un revers de main ou de les mépriser à la légère. Derrière les selfies filtrés se profile aussi une volonté d’autonomie économique et médiatique de jeunes femmes qui tentent d’échapper aux circuits classiques du pouvoir. Certaines influenceuses du monde, à l’étranger ou en Tunisie, dans les pays développés ou du Sud, peuvent être en effet perçues comme les figures d’une nouvelle forme de féminité, active, entrepreneuriale, indépendante, et fortunée. Ce sont des marques de fabrique à elles seules, des micro-entreprises, souvent créées par et pour elles-mêmes. Et ce n’est pas sans mérite. Un nouvel esprit d’entreprise est né qui aurait peut-être ravi Adam Smith, le chantre du capitalisme.
On peut les décrire, comme l’ont fait certains, comme « une forme de réappropriation du regard », souvent dans un cadre exclusivement tourné vers l’esthétique. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Certaines influenceuses utilisent leur visibilité pour défendre des causes nobles : écologie, diversité, respect des minorités, lutte contre les violences faites aux femmes. Mais ces prises de position restent souvent ponctuelles, parfois calculées. Les marques de fabrique restent en effet souvent en arrière-plan.
Le fond du problème n’est peut-être pas tant les influenceuses elles-mêmes, que le modèle de société qu’elles incarnent. Un monde où l’être se confond avec le paraître, où l’algorithme détermine les tendances, où le succès repose sur l’image tapageuse. En cela, l’influence est devenue, sans doute pour la première fois, le miroir d’une époque obsédée par le visible, le « m’as-tu vu ? », le court- termisme, le partage communautaire dans les réseaux sociaux.
A vrai dire, ce n’est pas seulement leur existence qu’il faut interroger, mais aussi notre propre adhésion collective à cette logique, à cette ère du vide remplie par le vide. Pourquoi tant de jeunes, lorsqu’on leur pose aujourd’hui la question, aspirent-ils (ou elles) à devenir, plutôt que médecins, avocats ou ingénieurs, des influenceurs ou influenceuses? Pourquoi cette fascination pour des existences si formatées, si légères ? Quelle place reste-t-il pour la culture, la critique, voire le silence ?
Au final, les influenceuses ne sont peut-être ni des idoles forcément creuses, ni des héroïnes contemporaines méritantes. Elles sont le produit logique d’un système médiatique, économique et social, qui valorise le spectacle de soi, la marchandisation de l’intime, le voyeurisme, et la séduction permanente. Si leur monde semble futile, c’est peut-être que le nôtre l’est devenu aussi.
