Point de vue. La Palestine existe déjà dans l’opinion mondiale

 Point de vue. La Palestine existe déjà dans l’opinion mondiale

WASHINGTON, DC – juin 2024 : Manifestation pro-palestinienne devant la Maison-Blanche. (Photo : Samuel Corum / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP)

L’apport de l’opinion mondiale est capital dans la dénonciation des dérives de l’Etat israélien. Les reconnaissances européennes récentes, l’isolement de Netanyahu et les propositions de paix en résultent certainement.

Les reconnaissances successives de l’État de Palestine par plusieurs pays européens au cours des derniers mois représentent à coup sûr un tournant symbolique frappant dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. Elles ne changent pas encore la réalité politique et militaire sur le terrain, marquée par la poursuite de l’occupation, la colonisation, le blocus de Gaza et les violences quotidiennes, mais elles témoignent d’un basculement progressif des perceptions et des consciences. Le plan de paix, positif ou négatif, présenté par un Trump en quête d’un prix Nobel, ces jours-ci à Netanyahu illustre bien cette nouvelle réalité morale mondiale. Il s’agit aujourd’hui moins d’une rupture diplomatique immédiate que d’une avancée incontestable de l’opinion publique mondiale, qui pèse désormais plus lourdement sur les gouvernements. Les chancelleries ne font, depuis les dérives génocidaires d’Israël, que traduire un mouvement profond enraciné dans les sociétés civiles et qui prend de l’ampleur face à l’injustice persistante faite au peuple palestinien.

Il faut rappeler que pendant des décennies, les pays européens ont maintenu une prudence diplomatique, préférant se retrancher derrière le fameux « processus de paix », sans jamais franchir le pas de la reconnaissance unilatérale d’un État palestinien. Les déclarations en faveur d’une « solution à deux États », acceptée largement par la communauté internationale (pays arabes compris), notamment depuis la résolution 242 de 1967 du Conseil de sécurité, se succédaient, mais elles restaient incantatoires, démenties par la réalité des faits (expansion continue des colonies, fragmentations territoriales, négociations vidées de leur substance). C’est précisément l’impuissance de cette rhétorique, jointe à la violence extrême des derniers événements à Gaza et en Cisjordanie, qui a provoqué une fracture dans les consciences. L’opinion publique, dans de nombreux pays européens et non européens, rejette avec force le décalage entre les valeurs affichées des droits de l’homme et le silence coupable face au génocide en cours. Les grandes mobilisations citoyennes, les manifestations, la pression des ONG et le travail des médias ont contribué à créer un contexte politique où la reconnaissance de la Palestine apparaissait non plus comme une option, mais comme une nécessité morale.

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Le geste de reconnaissance n’a certes pas d’effet juridique immédiat, mais il représente une forme de légitimation politique. Les pays européens ou occidentaux qui ont franchi ce pas envoient un signal clair. La cause palestinienne ne peut plus être reléguée dans les marges de la diplomatie internationale. Elle sort au grand jour, et avec force. Même si les États-Unis, alliés indéfectibles d’Israël, s’opposent à ce mouvement et continuent de bloquer toute résolution contraignante au Conseil de sécurité, l’isolement diplomatique d’Israël se creuse tant sur les plans politique, diplomatique, symbolique et moral. On se demande même si ce n’est pas Netanyahu qui, isolé de toutes parts, aurait demandé à son ami Trump de présenter un plan de paix qui lui serait sans doute favorable, pour sortir de cette impasse. Chose qui explique d’ailleurs son empressement à l’accepter.

Ce sont, à vrai dire, les sociétés civiles qui ont ouvert la voie, et non les élites politiques. La multiplication des boycotts, des campagnes universitaires, des initiatives citoyennes et des débats médiatiques a pesé de manière décisive sur l’agenda des Etats. Là où autrefois les dirigeants pouvaient ignorer les revendications populaires au nom des « équilibres géopolitiques », ils sont aujourd’hui contraints d’y répondre, sous peine de perdre leur crédibilité interne. Le pouvoir de l’opinion publique mondiale s’exerce désormais comme une force de contrainte, à l’image de ce qui s’était produit lors de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. La comparaison n’est pas hors de propos. Dans les deux cas, c’est le refus moral de la ségrégation, de la discrimination et de l’oppression systématique qui a alimenté le basculement de l’opinion, avant de provoquer celui des gouvernements et de peser sur leur action politique.

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Bien sûr, il ne faut pas idéaliser ce mouvement. La reconnaissance européenne reste pour l’instant fragmentaire et partielle. Des Etats comme l’Allemagne ou l’Italie n’ont pas encore franchi le Rubicon, contrairement à leurs opinions internes. Ces reconnaissances n’entraînent pas dans l’immédiat de sanctions concrètes contre la colonisation, ni d’arrêt des ventes d’armes à Israël, ni des restrictions dans les relations économiques en rapport avec le droit international. Mais elles ont déjà fissuré le mur du silence et dessiné une tendance qui pourrait s’amplifier, en ouvrant la voie à des plans de paix possibles (plans de Macron, de Trump).

Au fond, les reconnaissances récentes ont exprimé une vérité, ou une évidence, que la politique officielle avait longtemps occultée. L’idée que la Palestine existe déjà dans les consciences, dans les solidarités, dans les luttes citoyennes. La reconnaissance diplomatique n’est que la formalisation tardive de cette évidence. C’est ce renversement qui mérite d’être souligné. La politique n’impose plus sa logique à l’opinion, c’est l’opinion qui dicte désormais ses exigences à la politique. À travers cette dynamique, ce n’est pas seulement la cause palestinienne qui progresse, mais aussi l’idée que la justice internationale ne peut rester indéfiniment confisquée par les équilibres de puissance.

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En ce sens, la reconnaissance de la Palestine par des pays européens (et le Canada), même si elle n’est pas encore universelle (158 des 193 Etats membres de l’ONU) ni suivie de mesures concrètes, constitue bel et bien une avancée incontestable tant de l’opinion publique mondiale que dans les faits internationaux. Elle évoque la montée en puissance d’une exigence collective de justice qui transcende les frontières et les calculs diplomatiques. Et si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est que lorsque l’opinion mondiale s’enracine dans les esprits avec une telle force, les gouvernements ont du mal à y résister.