Point de vue. La polarisation, ce poison de la vie politique

WASHINGTON, D.C. – (Photo : POOL / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP)
La polarisation est partout aujourd’hui, dans les pays démocratiques comme dans les pays autoritaires. Le populisme ambiant renforce encore sa dynamique.
Autant décriée que vilipendée, la polarisation politique passe pour être un symptôme récurrent de notre époque. Elle traverse les démocraties anciennes comme les régimes plus fragiles, les sociétés occidentales comme celles du Sud. Elle n’est plus une simple divergence d’opinions, mais une fracture profonde qui structure le débat public, rigidifie les positions et enferme les citoyens dans des camps irréconciliables, accentués par le populisme ambiant. Dans un monde où les réseaux sociaux amplifient chaque désaccord et où les leaders populistes prospèrent sur la logique de l’ennemi, des discours identitaires et nationalistes, la polarisation prend place dans la vie politique actuelle contre le débat politique équilibré, contre la quête du meilleur, du bon sens et du compromis, contre le caractère raisonnable de la décision politique. Pire, elle se « normalise ».
Historiquement, la démocratie a toujours été fondée sur la confrontation des idées. L’opposition, la majorité et les minorités sont les éléments de base d’un système pluraliste. Mais lorsque l’affrontement politique, du côté de la majorité ou du côté de l’opposition, se transforme en affrontement existentiel, comme c’est le cas de nos jours, le fonctionnement démocratique se trouve paralysé. La polarisation n’est plus alors une simple alternance entre des programmes divergents : elle transparaît comme un combat où l’adversaire est perçu comme illégitime, dangereux, voire comme une menace pour l’intérêt, l’identité et la survie de la nation. Et donc, comme un ennemi qu’il faut impérativement abattre.
Les États-Unis offrent aujourd’hui un exemple criant de cette dérive. Le clivage entre Républicains et Démocrates dépasse les questions économiques ou sociales. Il s’enracine dans des visions du monde inconciliables : l’immigration, les droits civiques, la place de la religion ou encore la confiance dans les institutions. La société américaine est désormais, sous Trump, scindée en deux univers radicaux, deux manières de s’informer, deux manières de voter et même deux manières de vivre. La polarisation atteint un tel degré que la violence politique, naguère marginale, réapparaît avec force, comme avec les attaques contre le Capitole en janvier 2021, exprimant la radicalisation des milices d’extrême droite.
Loin de se limiter au cas américain, la polarisation gagne l’Europe. En Italie, le clivage entre les droites radicales (Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, Ligue de Matteo Salvini) et les forces progressistes s’exprime dans un langage identitaire et d’exclusion, où chaque compromis est suspecté de trahison. En France, la polarisation oppose un bloc nationaliste, incarné par le Rassemblement national, et un bloc centriste-libéral autour d’Emmanuel Macron, laissant de côté une gauche éclatée qui peine à se positionner. La polarisation oppose encore l’extrême droite à l’extrême gauche de La France insoumise. Le débat démocratique devient de type binaire : on est pour ou contre l’immigration, pour ou contre l’Europe, pour ou contre la mondialisation. On écarte les positions intermédiaires, qui sont pourtant les positions ordinaires en démocratie, issues des débats entre forces politiques au Parlement.
En Espagne, la montée de Vox, le parti de Santiago Abascal, classé à l’extrême droite, et les tensions autour de la Catalogne ont installé une division qui dépasse la politique classique. Elle touche au cœur même de l’unité nationale et de l’identité collective. La polarisation se nourrit de ce type de questions existentielles, qui rendent les compromis presque impossibles.
La polarisation n’est pas non plus étrangère aux sociétés arabes et africaines. En Tunisie, après la révolution de 2011, la transition démocratique a vite été marquée par un affrontement binaire entre islamistes et anti-islamistes, chaque camp considérant l’autre comme une menace pour l’identité du pays. On parlait de l’opposition islamité-tunisianité du pays. Cette logique a conduit à une paralysie politique et à une perte massive de confiance dans les institutions, ouvrant la voie à un retour de l’autoritarisme avec le coup d’État de Saïed en 2021. En Égypte, la polarisation entre les Frères musulmans et l’armée a débouché sur un coup d’État en 2013 et une répression sans précédent. Au Kenya, en Côte d’Ivoire ou encore en République démocratique du Congo, la polarisation prend souvent une dimension ethnique, ce qui la rend encore plus explosive. Les clivages politiques se transforment en divisions communautaires, avec le risque de violences.
Si la polarisation s’étend et s’intensifie, c’est aussi parce que les réseaux sociaux, devenus un espace central du débat politique, renforcent les logiques de confrontation et donnent libre cours à l’étalage public de la haine. Les algorithmes favorisent les contenus qui provoquent colère et indignation, car ce sont ceux qui captent le plus d’attention. Chaque camp vit dans une « bulle informationnelle », convaincu d’avoir raison et incapable de comprendre la perspective de l’autre.
Cette dynamique nourrit les discours populistes, qui simplifient les problèmes complexes en oppositions manichéennes. On met face à face : peuple contre élite, nationaux contre étrangers, tradition contre modernité, Européen contre immigré, État islamique contre État civil. La nuance, le compromis et la délibération deviennent des signes de faiblesse, voire de trahison. Les responsables politiques eux-mêmes ont du mal à sortir du jeu de la surenchère et de la provocation permanente. Le courage politique aujourd’hui n’est plus de flatter les passions partisanes, mais de construire des ponts, d’encourager le compromis et de rappeler que l’adversaire n’est pas l’ennemi, mais un simple concurrent dans le jeu politique. Reconnaître l’autre devient, de nos jours, un acte courageux.
Peut-être que les grands hommes politiques et les leaders exceptionnels manquent terriblement à notre époque. Ce sont eux qui ont les meilleures chances de rassembler les populations dans leurs différences, de forcer les compromis, d’anticiper les crises aiguës, d’imposer des formes de sagesse politique et de marginaliser les brutes et les non-professionnels de la politique, facteurs eux aussi de polarisation.
> A lire aussi :
« Des Zeitouniens contemporains au cœur des combats des Lumières (1924-2013) » de Anas Chebbi
Point de vue. La Tunisie d’un jour et la Tunisie de toujours
Point de vue. La Palestine existe déjà dans l’opinion mondiale
Point de vue. Reconnaissance de la Palestine par la France
