Point de vue. Tunis : désordre, saleté et incivisme

Tunis – Avenue de France, les Arcades. Photo de FETHI BELAID / AFP
On ne reconnaît plus Tunis. Une ville, une capitale livrée à elle-même, à la saleté, à la dégradation, au laxisme des autorités, impuissantes à y remédier, à l’incivisme et à l’indifférence de ses habitants.
Il est fort regrettable que Tunis, autrefois surnommée « la blanche » en raison de la prédominance de la couleur blanche dans l’architecture de la ville, dans les maisons et les bâtiments, ou encore « la perle du Maghreb », semble chaque jour un peu plus sombrer dans un chaos urbain qui n’a plus rien d’accidentel. L’état de délabrement de ses rues, la saleté omniprésente, la pauvreté ambiante et l’encombrement des trottoirs révèlent un double mal : la démission progressive des municipalités et l’indifférence croissante de ses habitants.
Dans de nombreux quartiers de la capitale, la scène est devenue banale : trottoirs obstrués par des étals informels, poubelles débordantes, sacs plastiques accrochés aux branches d’arbres, jardins abandonnés, odeurs nauséabondes à l’approche des marchés municipaux. De l’Ariana à Bab El Khadra, en passant par la rue Charles-de-Gaulle ou Lafayette, la marche du piéton se transforme en parcours du combattant. Là où l’espace public devrait garantir la circulation fluide et sûre de tous, il devient un champ de tensions et d’incivilités. Mieux encore, désordre et saleté s’étendent aux prétendus « beaux quartiers », comme l’avenue Hédi Nouira à Ennasr, une avenue illustrant plutôt une défiguration urbanistique. Les véhicules stationnent impunément sur les trottoirs, obligeant les passants à marcher sur la chaussée, au péril de leur sécurité. Des marchands ambulants s’installent sur la voie publique sans autorisation, transformant des rues entières en souks improvisés. Le désordre devient la norme, et l’anarchie, une habitude.
Face à ce constat, une question s’impose : où sont les municipalités ? Les élections municipales de 2018 étaient censées inaugurer une ère de décentralisation démocratique, mais les conseils municipaux élus démocratiquement ont été dissous par décret présidentiel après le coup d’État de Saïed. Faute de moyens, de coordination avec les autorités centrales ou simplement de volonté politique, ou faute de légitimité, les municipalités semblent impuissantes face à la détérioration quotidienne du cadre de vie, s’aggravant au jour le jour.
Les campagnes de nettoyage, lorsqu’elles existent, sont sporadiques et largement inefficaces. Le ramassage des ordures n’est assuré ni de manière régulière, ni de manière méthodique. Les ordures elles-mêmes sont livrées aux « barbachas » (chiffonniers informels), nouvel emploi fictif, fourre-tout de la misère du jour. Quant à l’application des règles de l’urbanisme, elle est quasi inexistante. Les élus municipaux, pour beaucoup, semblent dépassés, voire absents, dans une capitale livrée à elle-même, par l’habitat anarchique, par le déferlement des migrants (devenus eux-mêmes des « barbachas »), par l’exode rural des sans-emplois et des sans-qualifications.
Mais tout ne peut être imputé uniquement aux institutions. Car si les trottoirs sont envahis, c’est aussi parce qu’une partie des citoyens les utilise comme des extensions de leurs commerces ou des parkings personnels. Ce sont les cafés et les divers commerçants qui ont désormais droit de cité sur le trottoir, domaine public par excellence, dans l’impunité totale. Jeter des détritus dans la rue, déposer des ordures en dehors des heures autorisées, abandonner des gravats en pleine chaussée comme le font les camions, ce sont des gestes quotidiens qui, à la longue, produisent un désordre urbain généralisé. Un crime contre l’environnement se déroule dans les rues de Tunis à chaque instant, à chaque coin.
Ce laisser-aller traduit un mauvais rapport à l’espace public, perçu non comme un bien commun à protéger, mais comme un territoire sans règles, où chacun peut agir selon ses intérêts immédiats. L’incivisme n’est pas seulement un comportement, c’est un symptôme, celui d’une société où le civisme, la conscience citoyenne et le respect de l’autre se sont érodés.
La remise en ordre de l’espace urbain à Tunis passe par une action coordonnée et volontaire à deux niveaux. D’un côté, les autorités locales doivent retrouver leur rôle de régulateur, faire respecter la loi, investir dans l’entretien de la ville et rétablir un minimum d’autorité sur l’espace public. Cela nécessite à l’évidence des moyens financiers, des élections municipales démocratiques, des autorités légitimes (locales et nationales), mais aussi du courage politique. De l’autre, une prise de conscience collective s’impose. Le respect des règles d’hygiène, la préservation de la propreté des rues, l’usage raisonné de l’espace commun doivent redevenir des évidences. L’éducation civique, dès l’école, et des campagnes de sensibilisation ciblées pourraient y contribuer, ainsi que des messages intelligents des médias et des actions ciblées des associations concernées, du moins si l’on laisse faire ces instances.
À défaut, Tunis risque de s’installer durablement dans cette spirale de dégradation qui altère non seulement son image, mais surtout son histoire et la qualité de vie de ses habitants. Le droit à une ville propre et ordonnée n’est pas un luxe, mais une condition essentielle de la dignité civique et urbaine.
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