Tunisie – Des partis politiques entre l’autonomie et l’hétéronomie

 Tunisie – Des partis politiques entre l’autonomie et l’hétéronomie


La configuration actuelle des partis doit tenir compte à la fois de la représentativité actuelle des partis, de leurs forces réelles ou potentielles, des tractations en cours et des prochaines élections de fin 2019, de leur nature, de leur impact actuel sur la société, et surtout de leurs prédispositions à l’autonomie ou à l’hétéronomie.


Les partis sont en train de se préparer aux échéances de 2019 avec un empressement variable selon leurs perspectives politiques. Certains sont déjà passés à la vitesse supérieure, et semblent envisager plus sérieusement les élections de 2019, selon leur force représentative respective ou additionnée, au Parlement ou dans les médias, réseaux sociaux et sondages d’opinion. Pour certains partis, qui ont déjà conclu des coalitions gouvernementales, et qui ne rejettent pas a priori ces types d’accords, leurs soucis majeurs portent sur la possibilité d’établir, de reconstituer et de maintenir cette même alliance laïco-islamiste aux prochaines législatives pour les besoins de la stabilité du processus de transition. D’autres préfèrent pour l’instant garder leur indépendance en attendant les rapports de force issus des résultats des législatives. Dans les deux cas, un certain dilemme en résulte.


Le dilemme des partis porte en effet en général sur le choix à faire entre l’autonomie et l’hétéronomie. Autonomie, lorsque le parti se suffit à lui-même et ne croit pas utile de s’ouvrir ou de s’adjoindre à d’autres partis, lorsqu’il vit et interagit avec l’extérieur selon sa nature propre, de laquelle il ne veut pas se défaire. Hétéronomie, à l’inverse, lorsque, le parti agit selon des règles qui lui sont imposées de l’extérieur ou d’autres partis avec lesquels il doit composer.


C’est un des choix cruciaux que rencontrent d’ailleurs la plupart des partis politiques dans les démocraties, et pas seulement les partis tunisiens. Mais en Tunisie, la question des islamistes ravive le choix de l’hétéronomie et lui donne une certaine intensité pour ces partis laïcs. On sait que chaque parti doit trouver un équilibre entre d’une part, la nécessité de satisfaire les attentes de ceux qui le soutiennent (militants et sympathisants), qui croient à son identité politique et idéologique ; et d’autre part, la préservation de ses chances de succès dans la compétition politique, nécessaire pour gouverner. Satisfaire totalement les attentes de ses bases sociales, politiques, territoriales, idéologiques, religieuses sans tenir compte des forces extérieures ne permet pas toujours à un parti de remporter une élection. A l’inverse, satisfaire principalement les forces sociales et politiques extérieures, pour augmenter ses chances de réussite électorale, risque d’éloigner le parti de ses électeurs de base, de ses soutiens et sympathisants, de provoquer par la suite des scissions et démissions en son sein ou au parlement, et de le rendre dépendant des partis et forces externes avec lesquels il s’est allié, qui auront de meilleures chances de restreindre son action pour peu qu’ils aient des tendances dominatrices.


Sous la direction de Béji Caïd Essebsi, Nida Tounès a opté pour une double hétéronomie. D’abord, une hétéronomie sur le plan interne, notamment au moment de sa création, en agrégeant des forces sociales, courants et catégories sociales multiples. Chose qui lui a permis, entre autres, de gagner les élections de 2014. Cette recherche de l’hétéronomie s’est ensuite prolongée après ces élections sur le plan externe, quand Nida s’est associé avec les islamistes et d’autres forces (accord de Carthage), pour pouvoir gouverner et constituer une majorité (absolue). La voie de l’hétéronomie de Nida a néanmoins échoué aujourd’hui en raison de problèmes de gestion interne du parti, et d’absence de leadership. Ouvert au départ, le parti n’est plus qu’un clan. Mais le modèle est repris par le nouveau parti Tahya Tounès.


Il est vrai qu’un parti ne se détermine pas seulement par des intérêts proprement partisans. Cela ne suffit pas pour participer au pouvoir. Il est contraint de chercher à associer d’autres intérêts et forces sociales pour avoir des chances de gouverner et de remporter les élections. Autonomie et hétéronomie sont également nécessaires aux partis. Un savant dosage entre les deux tendances s’impose souvent, en différentes circonstances.


En général, les partis extrémistes, radicaux ou idéologiques ont tendance à être plus autonomes qu’hétéronomes, et les petits partis non extrémistes et souples peuvent être portés vers l’hétéronomie. Les partis modérés ou centristes sont généralement plus portés vers l’hétéronomie que les partis extrémistes, les grands partis beaucoup plus que les petits. Le profil et le tempérament des leaders des partis peuvent aussi contribuer à orienter le parti dans un sens ou un autre. Même Ennahdha, un parti à tendance religieuse, a compris depuis qu’elle s’est insérée au jeu démocratique et institutionnel, qu’elle n’a pas d’autre choix que d’aller vers l’hétéronomie, et même vers des forces extérieures opposées, laïques, modernistes et progressistes, si elle veut avoir des chances de gouverner ou de peser sur l’échiquier politique et parlementaire.


Le nouveau Tahya Tounès prétend être le nouveau rassembleur des forces démocratiques, centristes et modernistes qui s’identifiaient auparavant à Nida. Il est lui aussi, comme Nida en 2012, un parti qui se veut hétéronome par nécessité. Hétéronome par ses alliances du jour ou en cours ; hétéronome aussi par l’acceptation du nomadisme parlementaire, en provenance de Nida surtout.


L’hétéronomie n’est pas forcément un atout, elle peut aussi être un gage de décomposition. Le parti Tahya Tounès, pour l’instant gouvernemental, va par prudence se situer entre la realpolitik et l’opinion, entre l’autonomie et l’hétéronomie. Le parti proclame son « partenariat » avec Ennahdha à laquelle il est attaché par un lien gouvernemental. Mais il doit espérer et rêver d’une victoire aux législatives à la majorité absolue pour pouvoir se démarquer de la nocivité d’Ennahdha, rejetée par l’opinion progressiste et libérale (Tahya Tounès passe premier avec 19,6% des intentions, et son leader Youssef Chahed l’emporte également avec 20% d’intentions, si l’on en croit du moins un dernier sondage publié par Echourouk le 27 mars). Ce qui traduit le vœu de rassemblement le plus large possible des dirigeants de ce parti, qui espèrent inclure plusieurs élus parlementaires et municipaux, et débaucher plusieurs membres de différents partis. Tahya Tounès paraît comme une sorte de néo-Nida, mais avec des méthodes anti-Nida. En tout cas, un parti moderniste qui se crée officiellement, alors même qu’il fait partie d’une alliance gouvernementale avec des islamistes n’est pas facile à gérer. Car lorsqu’on fonde un parti, c’est pour afficher d’emblée son identité politique propre et son programme, alors que Tahya Tounès est contraint à la base de ne pas faire beaucoup de tapage sur son identité en raison d’un allié gouvernemental encombrant.


Tayar Dimokrati (courant démocrate), 12 sièges au parlement, est, lui aussi en train de prendre son envol grâce à l’énergie, au culot et au discours à grand fracas de la députée Samia Abbou. Le sondage précité place ce parti en 3eposition pour les législatives et Samia Abbou en 3e position également pour les présidentielles. Au point que Tayar Dimokrati semble s’identifier de plus en plus, non pas à son fondateur Mohamed Abbou, mais à son épouse loquace, douée dans l’art de lancer des flèches au parti gouvernemental, tout en épargnant les islamistes, pourtant alliés au gouvernement. La situation est ici perplexe. Alors que l’époux autonomise le parti en critiquant fermement Ennahdha, l’épouse tend vers son hétéronomie, en prévision de perspectives favorables. A moins qu’il ne s’agisse d’une répartition de tâches préméditée entre époux-dirigeants.


Machrou Tounès, qui pratique souvent le double jeu du dissident-non dissident vis-à-vis de Nida, de l’allié-mésallié vis-à-vis du gouvernement, du oui et non vis-à-vis des islamistes, du pressé-non pressé en politique, n’a plus vraiment le choix. Il a 16 députés aujourd’hui qu’il doit surtout à Nida, mais ni le parti, ni son leader n’arrivent à décoller dans les sondages et auprès de l’opinion. Une alliance avec Tahya Tounès et d’autres, lui permet de participer au pouvoir. Autrement, il se morfondra dans l’isolement.Dans l’expérience de la transition tunisienne, le loup solitaire a peu d’impact sur la sphère politique.


Al Jibha, qui a pourtant progressé de 2011 à 2014 en nombre de sièges, semble se contenter de sa force réelle. Le mouvement ne constitue pas une forte opposition au parlement, même si ses orateurs parviennent à chauffer les séances plénières. Il semble moins ambitieux, comme le montre son attentisme actuel. Il opte franchement pour l’autonomie. Il n’est pas concerné par le jeu des alliances, et comme d’habitude, il se présentera seul aux élections sans perspective de coalition. Jibha est elle-même une coalition qui n’a pas intérêt à s’effriter. Tant que le mouvement Tahya Tounès, Machrou et bientôt d’autres, sont unis à Ennahdha, il est inimaginable qu’Al Jibha puisse les rejoindre. Elle essayera de dénoncer encore, jusqu’aux élections, les assassinats et l’appareil sécuritaire d’Ennahdha, l’échec de l’action de l’alliance gouvernementale depuis2014, et de miser sur un éventuel abstentionnisme des Tunisiens déçus, dans l’espoir de renforcer sa propre position électorale.


Le Parti Destourien Libre, fondé par Hamed Karoui, progresse également auprès de l’opinion par le fait de l’agitée (ou agitatrice) Abir Moussi qui le dirige sans complexes actuellement. Rcédiste et destourien invétéré, ce parti sans députés, tourné vers l’ancien régime, se place aujourd’hui en 5e position dans les sondages, tout comme sa dirigeante pour les élections présidentielles. Pour l’instant, ce parti mise sur les déçus de la révolution, de la transition et de l’islamisme.A ses dires, c’est lui ou le chaos. Il développe son autonomie pour se revigorer de l’intérieur. La même stratégie a été suivie de manière bénéfique par Al-Jibha depuis 2011. D’ailleurs, Abir Moussi regrette que les Rcédistes et les Destouriens se soient dispersés dans différents partis jusqu’à perdre leurs âmes. L’hétéronomie signifierait pour ce parti la dislocation du courant destourien-Rcédiste. La stratégie de fermeture et d’autonomie ne lui a pas permis pour l’instant de réussir électoralement aux municipales dans lesquelles ce parti n’a obtenu que 76 sièges sur 2074 listes au total dans toute la République, tout comme les autres Destouriens.


Ce qui est certain, c’est que les jeux sont loin d’être faits pour l’instant. Les partis balancent encore entre l’autonomie et l’hétéronomie. Certains d’entre eux sont tentés par un partenariat gouvernemental avec Tahya Tounès, Ennahdha et Machrou (Al-Moubadra, Al-Badil), d’autres sont résolus à ne pas s’associer avec une coalition autour d’Ennahdha (Afek Tounès, PDL), d’autres hésitent encore en ce qu’ils n’ont plus le choix de leur déclin (Nida). Les jours à venir pourront nous réserver des surprises. Les enjeux sont toujours mouvants en phase de transition. La mobilité ou le nomadisme inter-partisan n’a jamais cessé, les alliances et les positionnements ne sont pas encore clairs et définitifs.

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