«Le sociologue Sayad était reconnu à l’étranger et au placard des oubliés en France », M’Hamed Kaki

 «Le sociologue Sayad était reconnu à l’étranger et au placard des oubliés en France », M’Hamed Kaki

M’Hamed Kaki. Photo : DR


M'Hamed Kaki a quitté l'école à 14 ans, a obtenu un CAP de couvreur, ce qui ne l’a pas empêché de reprendre des cours du soir à l’Université de Nanterre pour devenir sociologue. Il a oeuvré avec d'autres pour que voit le jour le groupe scolaire et la rue « Abdelmalek Sayad », à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine. Pour M’hamed Haki,  le sociologue Abdelmalek Sayad est « un modèle ». Peu connu du grand public, M'Hamed Kaki se bat pour qu'il retrouve sa juste place. 


Qui était Abdelmalek Sayad ? 


Abdelmalek Sayad était un sociologue, directeur de recherche au CNRS et à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris. Il a notamment travaillé avec Pierre Bourdieu. Avant d’être un imminent un savant, Sayad a été toute sa vie proche des gens modestes. Il a vécu en banlieue parisienne. Sociologue précaire lui-même, il a travaillé avec des militants associatifs auprès de qui il insistait pour qu’ils s’emparent « des armes de la sociologie » pour améliorer leur existence. Né en 1933 à Beni Djellil en Algérie, il s’est éteint le 13 mars 1998 à Paris en France, presque dans l’indifférence générale. 


Cette indifférence semble vous peiner…


Pour moi, laisser un grand savant comme Abdelmalek Sayad dans l’ombre est un crime contre la connaissance ! Abdelmalek Sayad était connu et reconnu à l’étranger et au placard des oubliés en France. Il disait : « exister c’est exister politiquement ». Son héritage est devenu une arme pour les quartiers populaires. 


D’où votre combat pour le rendre visible comme comme ce boulevard à Nanterre qui porte son nom…


Il nous aura fallu 20 ans de combat politique pour aboutir à la rue et au groupe scolaire Abdelmalek Sayad à Nanterre, ville historique de l’immigration algérienne où le PPA (parti du peuple algérien) a été créé en mars 1937 dans un café algérien de la ville.  Inscrire dans l’espace public le nom d’un savant d’origine maghrébinecontribue à augmenter le volume narcissique des Français héritiers de l’immigration coloniale et fait baisser dans le même temps leur volume d’angoisse face à l’échec scolaire comme processus de fatalité. Inverser la donne et parler du champ des possibles plutôt que des malheurs des gens permet une nouvelle perspective de mémoire de combat politique. Je m’inscris totalement dans cette tradition d’héritage de combat politique pour l’émancipation. La création de cette rue et de ce groupe scolaire du nom d’un savant d’origine algérienne est inédit. Elle permet aux passants de découvrir un savant qu’on leur avait caché. Ce qui paraissait, il y a 20 ans comme impossible, a été rendu possible grâce à la mobilisation collective. Rien ne se donne, tout s’arrache par le combat politique.  


Sayad est connu aussi pour avoir été très proche d’une grande figure de la sociologie française, Pierre Bourdieu….


Effectivement. Abdelmalek Sayad a été d’abord instituteur en Algérie. C’est au contact de Pierre Bourdieu qu’il devient sociologue. C’est avec lui qu’il va mener des enquêtes sur la société Kabyle au début des années 1960. Il poursuivra ce travail sociologique avec Pierre Bourdieu à Alger. D’ailleurs, ils publieront plusieurs études dont le livre « Travail et travailleurs en Algérie ». Après l’indépendance de l’Algérie, Pierre Bourdieu aura le parcours fulgurant que l’on connait. Quant à Sayad, il s’investira dans les recherches sur l’immigration algérienne et notamment les questions liées à l’exil. Il écrira alors de nombreux livres et articles sur l’immigration qu’ils lui valent d’être cité aujourd’hui dans le monde entier. Son amitié avec Pierre Bourdieu est restée solide puisque le dernier ouvrage de Sayad « la double absence » a été publié après sa mort grâce au manuscrit qu’il avait remis à Bourdieu sur son lit d’hôpital quelques jours avant qu’il ne s’éteigne.  


A titre personnel, que vous a apporté Abdelmalek Sayad ? 


Enormément. Tout d’abord, SAYAD m’a appris la modestie et m’a fait comprendre qu’il fallait s’acharner au travail pour obtenir des résultats. Comprendre les trajectoires d’un individu pour mieux comprendre ce qu’il est aujourd’hui. Dans le débat violent d’aujourd’hui sur l’immigration et qui consiste à lui faire supporter tous les maux de la société française, Sayad apporte la notion d’héritage et de ressource que l’immigré apporte avec lui depuis sa société d’origine. L’immigré n’est immigré que par le regard que l’on porte sur lui. Mais le plus important de ce que Sayad nous apporte à tous, c’est  l’humilité. Il faut un travail d’introspection sur soi pour comprendre les autres. Sayad restera le savant qui a laissé cette phrase mémorable : « exister c’est exister politiquement ». Cela veut dire qu’il faut déjouer les pièges que les dominants nous tendent pour mieux nous stigmatiser afin de traiter les situations politiquement et collectivement. Enfin pour les militants que nous sommes, Sayad nous rappelle constamment que l’action sur le terrain convoque la réflexion théorique pour sortir de l’impasse.   


Que reste-t-il de Sayad ? 


Il reste énormément de choses. Des textes bien sûr, « l’immigration ou les paradoxes de l’altérité »  ou encore « la double absence » dans laquelle il apporte un regard majeur sur l’immigration. Cette pensée de A. Sayad reste toujours vivante dans le sens où elle remet en cause la vision de « l’immigré kleenex » qui reste la vision de beaucoup d’hommes politiques. Sayad, c’est surtout l’homme des enquêtes et des remises en cause permanentes de la pensée. Sayad, c’est la pensée en mouvement. 


Comment vous expliquez que Sayad est méconnu du grand public ? 


Sayad a toujours été un homme modeste, discret, indépendant, autonome, travailleur, brillant intellectuel, en distance avec le champ médiatico-politique. Sa vie a été totalement consacrée à la recherche en science sociale. Les médias préfèrent la docilité et la vulgarisation souvent proche du vulgaire ! La méconnaissance de Sayad est le miroir de la « hogra »(NDLR : mépris) de notre présence collective en France. Il est étonnant que les médias « intelligents » ne se soient pas intéressés à ce grand savant. L’association les Oranges lui a donné une grande visibilité à partir de 2006 dans les médias et dans l’espace public avec la rue et le groupe scolaire à son nom à Nanterre. Cela restera un marqueur dans les traces d’archives du militantisme politique des Français héritiers de l’immigration coloniale et l’héritage d’Abdelmalek Sayad.

Nadir Dendoune