Naguib Mahfouz, l’Absurde et le Sens

 Naguib Mahfouz, l’Absurde et le Sens


2020… L’année de l’incertitude, de la confusion et du bouleversement. Ou 2020, l'année de la prise de conscience, du sens et du changement. Quel meilleur moment pour nous pencher sur Dérives sur le Nil (1966) de Naguib Mahfouz, premier auteur de langue arabe à se voir décerner le prix Nobel de littérature. C’est dans une péniche amarrée sur le Nil que l’écrivain égyptien met en confrontation l’Absurde et le Sens… 


« Avril, mois de la poussière et des mensonges. » Tous les soirs, un groupe d’amis se regroupent sur une péniche attachée sur le rivage du Nil, au Caire. L’assemblée est formée de sept personnes : une traductrice, un écrivain, un critique d’art, un acteur, un avocat, un homme d'affaires, et enfin Anis Zaki, modeste fonctionnaire mais homme de grande culture, qui « vit au royaume du haschich ».


Il est en quelque sorte le trait d’union de cette « famille ». Il prépare le narguilé avec le vieux Abdu, gardien des lieux. Les soirées sont rythmées par des conversations loufoques et décousues qui fusent dans tous les sens, tandis que le narguilé au haschich, point d’ancrage du refuge, ne cesse de tourner entre les mains des différents personnages.


C’est alors qu’une jeune journaliste, Samara Bahjat, s’introduit dans le groupe et vient déstabiliser, avec son pragmatisme et son sérieux, les fondements nihilistes et absurdes de ce microcosme qui ne peut trouver sa survie que dans une vision satirique et dénégatrice de la vie. S’opposent alors sérieux et légèreté, responsabilité et déni.


L’absurde qui règne en maître dans le cœur et la pensée de ce groupe d’intellectuels désenchantés réside dans leur incapacité et leur refus de trouver un sens à l’existence. Tandis qu’ils voient leur condition vaine, la journaliste cherche à les confronter à la liberté de leurs choix, et ce faisant, à la responsabilité de leurs actions qui détermineront l'orientation de leur vie. Mais Anis et ses amis s’obstinent à vivre chacun de leurs instants comme une expérience de plus au non-sens de l’existence, dont ils refusent de se détacher.


Le narguilé qui tourne chaque soir, inlassablement, en cercles perpétuels, est peut-être la métaphore la plus révélatrice de l’absurde qui plane au dessus de la péniche : celle de la répétition. Répétition de la vie quotidienne, des repas, du travail, des transports… Mais ce n’est qu’au moment où l’homme prend conscience de ces cycles continuels que se dévoile l’absurde.


Comme cet instant où Anis s’extrait un court instant d’une des discussions, et où soudain, les visages, les paroles et les objets ne lui inspirent rien d’autre qu’un sentiment d’étrangeté. Dans le comique des paroles qu’il entend et qu’il articule chaque soir, peut-être a t-il ressenti à ce moment-là toute la dimension tragique de leur condition ? C’est en prenant conscience de l’irrationalité des choses que le comique devient tragique, et que le tragique peut devenir sens. De cette façon seulement l’homme peut-il s’élever.


Dans Dérives sur le Nil, qu’il soit niché au creux des phrases ou dans l’agencement du texte, l’absurde s’écoule continuellement, du début à la fin. Le récit est constamment entrecoupé de paragraphes qui n’ont pas de lien apparent avec la narration en cours, des sortes de pensées rêvées, allant du moustique à la baleine, en passant par les planètes ou les mamelouks… Tout cela énoncé comme un chuchotement, en aparté, au lecteur.


Si ce dernier peut facilement se sentir perdu au début de la lecture, il s’habitue, petit à petit, au fond et à la forme du roman. C’est alors qu’il est aspiré dans un tourbillon de dialogues et de symboles au rythme étourdissant. Dérives sur le Nil de Naguib Mahfouz nécessite, sans doute, plusieurs relectures pour en saisir tout le sens dans le non-sens.


En cette année 2020, certaines personnes vivent la crise du Covid-19 et son contrecoup, le confinement, sous le prisme de la légèreté : c’est le comique qui détourne le regard. D’autres y jettent un regard furtif, mais sont rapidement envahis par l’angoisse d’un quotidien répétitif : c’est le tragique qui ouvre la porte à l’absurde. Et il y en a de ceux qui soutiennent le regard face au phénomène, et décident d’en comprendre toutes les composantes : c’est la naissance du sens et le début de l’éveil. 


La planète entière se demande quel chemin empruntera l’humanité une fois passée la crise. Parce que le collectif est composé d’une multitude d’individualités, notre sort se jouera probablement dans la nature des prises de conscience, mais aussi dans leur nombre… 


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Malika El Kettani