La liberté coûte que coûte

 La liberté coûte que coûte

photo : Aziz Fares


Destination touristique par excellence, le pays du jasmin souffre de la désaffection des Occidentaux, alors que la démocratie, chèrement acquise avec la chute du régime de Ben Ali, en 2011, s’installe contre vents et marées. Reportage estival à la station balnéaire d’El Kantaoui. 


C’est un complexe de standing, idéalement situé sur la belle plage de sable fin blanc d’El Kantaoui, près de Sousse : le Seabel Alhambra Beach, anciennement l’Abou Nawas, l’un des plus anciens hôtels de la station balnéaire tunisienne. Ici, rien ne manque : trois restaurants, un auditorium, des cours de tennis, des piscines (intérieures et extérieures), un luxueux spa de 2 000 mètres carrés et golf attenant. Il se dégage des lieux un charme désuet dû aux arcades d’inspiration hispano-mauresque et à son parc d’oliviers de 11 hectares.


Férid Mahfoudh, le directeur général de l’établissement, n’est pas peu fier : “L’hôtel a été entièrement rénové récemment. C’est un vrai 4 étoiles, qui possède un cachet particulier, différent des ressorts classiques. Et c’est ce qu’aiment les habitués.” ­Patricia en fait partie. Cette cinquantenaire coquette venue d’Alsace s’offre en moyenne trois séjours par an dans ce petit paradis : “Ce que j’aime, c’est l’accueil et la gentillesse des Tunisiens. Ici, je me sens chez moi. Tout le monde me salue”, explique-elle, enthousiaste. ­Patricia est pourtant l’une des dernières fidèles. Nombreux sont les clients qui ont eu peur de revenir depuis “les événements”.


“Les événements”, c’est l’attentat du 26 juin 2015 ­devant l’Imperial Marhaba, un autre établissement ­hôtelier, essentiellement fréquenté par des touristes occidentaux, et situé à seulement quelques centaines de mètres du Seabel Alhambra Beach. Des vacanciers ont été assassinés sur la plage, devant une mer turquoise, ­gisant sur leur serviette de bain ou un transat. ­Bilan : 38 morts – dont 30 Britanniques – et 39 blessés. L’attaque, revendiquée par l’Etat islamique, a été ­per­pétrée par un étudiant de 23 ans armé d’une ­kalachnikov. Ironie de l’histoire : il était autrefois animateur dans un hôtel de la station.


 


“Dites aux Français qu’ils sont les bienvenus !”


Aujourd’hui, après le drame du musée du Bardo, en mars 2015, et la période instable générée par le Printemps tunisien, le pays tremble à nouveau. Selon le journal tunisien Alchourouk, un rapport confidentiel britannique fait état de l’arrivée en Tunisie d’un millier de membres de Daech, venus d’Irak et de Syrie. Une ­information invérifiable pour l’heure, même si une ­cellule terroriste composée de trois hommes a été ­démantelée fin août à Nabeul, au sud de Tunis.


 


Ce climat d’insécurité a eu pour conséquence une chute brutale du nombre de touristes, apeurés. Heureusement, une légère reprise s’amorce. Plus de 1,7 million de touristes sont entrés sur le territoire tunisien au 10 juin 2017, recense l’Office national du tourisme tunisien (ONTT), soit près de 500 000 de plus qu’en 2016. Et les Européens sont de retour, notamment les Français (+46 %) et les Allemands (+33 %). Mais on est encore loin des 2 millions de touristes recensés en 2014.


Anouar Mosbeh, directeur de l’hébergement du ­Seabel Alhambra, déplore cette situation : “Nous essayons de fournir le meilleur de nous-mêmes en termes de service, d’accueil et de professionnalisme et nos efforts sont ternis par des événements indépendants de notre volonté. Nous voulons le retour des touristes. Ils ne regretteront pas leur venue en Tunisie.” Même cri du cœur de la part de Mourad, qui gère un stand de sports nautiques sur la plage avec jet ski et parachute ascensionnel : “Dites aux Français qu’ils sont les bienvenus dans notre pays ! Nous avons besoin d’eux.”


 


Un peuple plein de ressources


Depuis les attentats, pour rassurer et répondre aux ­accusations de légèreté, le gouvernement a pris des mesures de sécurité drastiques. Les forces de l’ordre sont partout sur la route qui relie la station balnéaire à la ville de Sousse. Le soir, la foule de badauds qui se rend au parc d’attractions Hannibal Park est encadrée par des véhicules des forces de l’ordre, lesquels régulent la ­circulation devant l’entrée. Sur la plage, des policiers ­armés en short et tee-shirt se fondent au milieu des ­vacanciers et sillonnent la longue étendue dorée, surveillant incognito la foule en maillot de bain.


Malgré ce climat, la vie continue. Le soir venu, au Hard Rock Café, haut lieu de la nuit d’El Kantaoui, la jeunesse locale s’encanaille et se mélange allègrement avec les touristes occidentaux venues pour danser. “Il faut bien vivre”, résume souriant Skander, jeune étudiant venu prendre une bière. Paradoxale société tunisienne qui a retrouvé la liberté mais qui vit aussi dans l’insécurité et la crainte…


Wafa, une professeure de 30 ans, se déclare “folle amoureuse” de son pays. Patriote revendiquée, elle ­regrette cette insécurité galopante dans cette Tunisie qu’elle aime tant, mais reste inflexible sur le sujet : “C’est vrai que j’ai entendu beaucoup de Tunisiens dire en privé, en parlant dans leur barbe, que la sécurité et la stabilité économique de l’époque de Ben Ali leur manquaient. Mais on ne peut pas brader notre liberté et notre dignité pour un peu de pain. Les révolutions prennent du temps, regardez la France !” Confiante, elle dit “croire en l’avenir et dans les ressources du peuple tunisien, toujours en pointe dans le monde arabe”.


Dernières avancées sociétales proposées par le Président Béji Caïd Essebsi : l’instauration de l’égalité femmes-hommes en matière d’héritage et la possibilité pour les Tunisiennes d’épouser des non musulmans. Des propositions qui provoquent des remous, mais qui n’étonnent pas dans la terre de feu de Bourguiba.


Adel, taxi de Sousse, confirme : “Nous sommes devenus le laboratoire du monde arabe moderne, et ça me rend fier.” Si l’agence de notation internationale Moody’s vient de baisser la note de la Tunisie en évoquant des perspectives économiques négatives, l’espoir reste malgré tout de mise. La démocratie est bien implantée. Prochaines échéances électorales en décembre prochain, avec les municipales. 


MAGAZINE OCTOBRE 2017

Aziz Majid