« Des Zeitouniens contemporains au cœur des combats des Lumières (1924-2013) » de Anas Chebbi

Un nouveau livre vient d’être publié, vantant les mérites de la première Université dans l’histoire mondiale, l’Université-mosquée al-Zeitouna (fondée en l’an 737), tout en critiquant le discours de discrédit dont elle a fait l’objet après l’indépendance par les dirigeants destouriens, qui la réduisaient sans nuance au pur conservatisme.
Anas Chebbi, issu de l’Université Zeitouna de Tunis, dans sa version post-indépendance, est un chercheur préoccupé essentiellement par l’héritage éclairant des penseurs arabes et des savants en islam, notamment ceux qui ont été persécutés politiquement ou religieusement. Sa plume est assez acerbe que ferme, nourrie de convictions tranchées. Il a occupé plusieurs fonctions administratives et publié plusieurs ouvrages en arabe sur ces thèmes. Il vient de publier en 2025 un dernier livre en arabe, composé d’un ensemble d’études, intitulé « Des Zeitouniens contemporains au cœur des combats des Lumières (1924-2013) » (Az-Zaitûniyyûn al-mu’âsirûn fi samîm ma’ârik al-anwâr) aux éditions Arcadia. Il faut rappeler au préalable qu’autant l’auteur voue un grand respect pour la Zeitouna classique, celle des Lumières, autant il affiche un mépris foudroyant à l’Université de théologie d’aujourd’hui, qui en est issue, scindée après l’indépendance en trois branches, et désormais, d’après lui, lieu de prédilection des sophistes, voire des charlatans islamistes.
Ce nouveau livre d’Anas Chebbi vient enrichir un champ souvent négligé de la pensée tunisienne : celui des héritiers de la Zeitouna, des éclaireurs qui, au lieu de s’enfermer dans la tradition, ont cherché au contraire à la renouveler (p. 6-12). Loin du cliché d’un islam figé ou dogmatique, Chebbi exhume des figures oubliées, des voix courageuses et parfois dérangeantes, qui ont tenté d’articuler la fidélité à la foi et à l’exigence de la raison. Ce livre, documenté, propose en réalité, en filigrane, une relecture du XXe siècle tunisien à travers les itinéraires d’intellectuels religieux, d’oulémas et de penseurs réformistes dont les engagements, entre la colonisation et l’indépendance, ont façonné une part méconnue de notre modernité (p. 14-15).
De 1913 à 1924, puis en prolongeant l’enquête à la phase post-indépendance, Anas Chebbi retrace presque un siècle de débats, de crises et de renouveaux. Ce n’est pas seulement une chronique d’hommes, mais une réhabilitation des idées, des luttes et des métamorphoses d’une institution emblématique, la Zeitouna. Car, derrière la mosquée-Université, il y a une mémoire collective, un réseau d’intellectuels et une tension constante entre l’autorité du savoir religieux et la quête de la modernité. L’auteur montre comment certains Zeitouniens ont refusé le repli et choisi la confrontation intellectuelle, de type politique ou théologique, pour aller de l’avant. Ils ont affronté, chacun à sa manière, les défis de la raison, de la science, de la liberté de conscience, de la place des femmes ou encore de la sécularisation des savoirs. Ce combat pour l’éclairage de la foi par la raison, pour un islam éclairé, conscient de ses héritages et ouvert sur son temps, traverse tout l’ouvrage.
Anas Chebbi met en scène une galerie de portraits où se côtoient des figures diverses : cheikh Othman Belkhodja, le « zeitounien républicain » ; El Afif Lakhdhar, « le professeur militant » ; Aboû al-Kacem Mohammed Kerrou, le « lettré éditeur » ; Abd al-Razzaq Karbâka, « le journaliste et le syndicaliste » ; ou encore l’inclassable Al-Afif Lakhdhar (p. 17-110). Certains furent des réformistes religieux soucieux d’éducation et de pédagogie, d’autres des militants de la liberté de pensée, parfois persécutés pour leurs audaces. Ce qui les unit, c’est une même volonté de rompre avec l’obscurantisme, d’inscrire l’islam tunisien dans la modernité et de rendre à la foi sa dimension rationnelle et critique. Le titre du livre, en évoquant les « combats des Lumières », ne renvoie pas seulement à l’héritage européen des Lumières, mais à une démarche universelle, celle qui consiste à sortir l’esprit humain de la tutelle, à faire de la pensée un espace d’émancipation. En ce sens, ces Zeitouniens étaient bel et bien des héritiers des Lumières, mais à partir de leur propre culture, de leur propre langue et de leur propre expérience historique. En revanche Chebbi se montre très critique vis-à-vis de Mahmoud Messaâdi, une « personnalité ambigüe » à ses dires, pour avoir, durant les dix ans de son règne en tant que ministre de l’Education nationale, imposé ses œuvres, difficilement lisibles, aux programmes du baccalauréat, en excluant injustement les auteurs concurrents et en livrant une véritable guerre aux zeitouniens (p.111 et ss.). Une étude sur le Lycée Sadiki tente vers la fin du livre de montrer qu’en réalité il n’y a pas une sadikiya, mais deux, selon la période historique, « une patriote, et une autre coloniale » (p.135 et ss.).
Ce livre a aussi le mérite d’être un rappel de mémoire, du moins de sa face marginalisée. En redonnant la voix à ces penseurs souvent relégués dans l’ombre, Anas Chebbi réhabilite un moment clé de l’histoire intellectuelle tunisienne que le récit national a souvent passé sous silence, pour des raisons politiques ou partisanes. Après l’indépendance, l’univers de la Zeitouna fut en grande partie marginalisé au profit d’un discours moderniste étatique, qui voyait dans la tradition religieuse une menace pour la modernité. Pourtant, comme le montre l’auteur, plusieurs Zeitouniens ont poursuivi leur œuvre de réflexion et de réforme en marge du pouvoir, dans des revues, des cercles d’étude ou des activités pédagogiques (p. 145-187). Ils ont courageusement défendu un islam capable d’autocritique et d’ouverture, enraciné dans la culture tunisienne, n’excluant pas le dialogue avec le monde, au moyen même des langues étrangères.
Anas Chebbi adopte une méthode rigoureuse, nourrie de textes, d’archives et de correspondances. Son écriture narrative et précise rend accessibles des trajectoires complexes et des contextes historiques parfois oubliés. Il ne s’agit pas pour lui de soulever des mythes, mais de comprendre des logiques de pensée, des tensions, des contradictions. Il montre comment certains de ces Zeitouniens ont été tiraillés entre la fidélité à la tradition et le désir d’innover ; comment d’autres ont tenté de concilier les exigences du savoir religieux et celles de la critique moderne, comme c’est le cas de l’ « Encyclopédie tunisienne », parue en deux volumes en 2013 (p. 159 et ss.). Il restitue aussi la diversité interne de la Zeitouna, traversée par des clivages doctrinaux, politiques et générationnels. Ce faisant, le livre échappe à toute idéalisation. Il fait juste ressortir des « batailles de lumière », des luttes intellectuelles vivantes, traversées de conflits, de ruptures.
Le propos de l’auteur ne manque pas d’avoir une portée actuelle. Dans un monde arabe traversé par les crises de sens, la montée des islamistes et le désenchantement politique, ce retour aux Zeitouniens réformistes apparaît comme une invitation à repenser la relation entre religion et raison, en vue de retrouver des repères presque volatilisés. L’auteur rappelle que l’islam tunisien a produit, bien avant les appels récents à la réforme, une tradition de pensée critique et humaniste. Les combats des Lumières ne sont pas en effet derrière nous, ils se poursuivent, sous d’autres formes, dans les débats contemporains sur la place de la religion dans la société, la laïcité, l’enseignement, les droits de l’homme, la démocratie ou la liberté intellectuelle.
Ainsi, la modernité tunisienne n’est pas une importation occidentale, mais le fruit d’une maturation interne, d’une tension créatrice entre héritage et ouverture. La réforme religieuse n’est pas une concession à la modernité, mais une manière d’enraciner la modernité dans la culture. Il s’agit d’une historiographie tunisienne qui cherche à reconstruire une modernité propre, autochtone, capable d’assumer son passé sans le renier. Le lecteur ressort de ce livre convaincu que la Zeitouna ne fut pas seulement un bastion du conservatisme, mais aussi un foyer de débats, d’idées neuves et de conscience critique. D’ailleurs les Zeitouniens n’ont jamais pensé de la même manière. Plusieurs courants les habitent sur le plan religieux, politique ou social.
Ce livre est à la fois une enquête historique, un ensemble d’études, une méditation philosophique et un acte civique. Dans un moment où le discours religieux tend à se polariser entre extrémisme et indifférence, Anas Chebbi nous rappelle qu’il existe une troisième voie, celle de la réforme éclairée, de la raison croyante, de la fidélité critique. Ce livre, écrit dans un arabe clair, accessible même aux francophones (qui ont intérêt à le lire), réaffirme la dignité d’une tradition intellectuelle tunisienne trop souvent méconnue. Il invite à revisiter notre histoire pour mieux penser notre présent et à penser notre dette envers cette institution de la Zeitouna, fondée, faut-il le rappeler au 8e siècle au cœur de la Médina, et qui fut, comme le rappelait la fille de l’auteur, chercheuse elle aussi, Rania Chebbi, dans l’Encyclopédie de science politique (2025, ATEP/KAS), « un centre de savoir qui a contribué à façonner une identité spirituelle maghrébine » (p.56).
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