Lecture. « L’islam et la démocratie » de Yadh Ben Achour

 Lecture. « L’islam et la démocratie » de Yadh Ben Achour

L’auteur se bat contre le relativisme de la démocratie, contre son déni par l’orthodoxie au nom de la « norme démocratique » universelle. Les révolutions arabes annoncent-elles des ruptures ?

 

Comment une société profondément religieuse pourrait-elle se démocratiser sans passer d’abord par un processus de sécularisation ? Telle est la question qu’examine en profondeur le juriste-philosophe Yadh Ben Achour dans son dernier livre L’islam et la démocratie. Une révolution intérieure (Paris, Gallimard, 2021). Un livre aussi passionnant que savant, aussi nuancé dans ses propos que constant dans sa démarche intellectuelle se rapportant à un Etat arabo-musulman errant entre la « religion d’Etat », l’ « Etat de religion », et la « religion militante », ou encore entre l’orthodoxie et le réformisme, entre l’immutabilité de l’ordre divin et la révolution démocratique, condamnée pour hérésie dans le legs islamique. Un Etat que  l’auteur voudrait en tout cas plier au libéralisme par sa conception universelle de la « norme démocratique ».

On peut globalement considérer qu’il y a quatre éléments dans ce livre. L’auteur tente à la fois de réfuter la conception de la « démocratie islamique » ; de soutenir l’idée de la « norme démocratique » universelle, issue elle-même de la norme de « non-souffrance » ressentie d’expérience par tous les hommes de la terre ; d’évoquer les difficultés de la norme démocratique, en raison notamment de ce qu’il appelle « l’orthodoxie de masse » (évoquée déjà dans un de ses livres précédents, « Aux fondements de l’orthodoxie sunnite », 2008) ; et enfin d’évoquer la rupture dans le legs islamique ou l’espoir produit par les révolutions arabes malgré leurs dérives.

Illusion de la démocratie islamique

Yadh Ben Achour s’attaque d’abord au discours soutenant l’idée d’une démocratie islamique, provenant d’auteurs différents issus pour la plupart du sérail islamique (2e partie, ch.2, p.112 et ss.) Les réformistes du XIXe siècle pensaient que la décadence de la civilisation islamique résultait des valeurs islamiques elles-mêmes, notamment sur le plan politique. Ils crurent qu’il suffisait alors d’injecter des valeurs démocratiques pour rattraper le retard vis-à-vis de l’Occident. Ils ont élaboré une conception démocratico-libérale de type islamique, mais à caractère institutionnel et procédural. C’était le cas de Afghani, Kawakibi, Abduh ou Ridha. Il s’agissait beaucoup plus d’une critique du despotisme que des choix proprement libéraux ou démocratiques. La preuve, ils réservaient une part importante à la chariâ. Alors que la démocratie est moins un fait politique qu’un fait de société. Elle est la résultante d’une culture, d’idées humanistes et de progrès. Yadh Ben Achour va évoquer les conceptions démocratiques de deux théologiens iraniens, Ali Shariati et Abdolkarim Soroush, qui plaident tous les deux pour une sorte de théologie de libération, contre l’ignorance, la pauvreté. Libération de l’individu contre les aliénations culturelles, économiques, politiques, par l’ijtihad. Tous les deux vont élaborer des projets islamiques de révolution démocratique islamique joignant la liberté interne (que l’Occident a oublié) à la liberté externe. Un mixage composé de démocratie décolonisée et de religion purifiée, conduisant à une « révolution de la religion contre la religion » (p.96).  De même Abbas Mahmud al-Aqqâd qui a plaidé pour une démocratie islamique humaniste, étrangère à la culture grecque ou romaine, fondée sur la responsabilité individuelle et l’égalité, qui ne soit ni proprement procédurale ni instrumentale ; ou de l’écrivain Fahmi al-Huwaydi qui croit que la démocratie est parfaitement compatible avec l’islam, pour peu qu’on respecte les principes de l’islam ; ou encore du penseur irakien Ahmad al-Kâtib qui plaide pour un califat islamique démocratique ; ou de Rached Ghannouchi qui plaide pour un gouvernement démocratique islamique et la loi de Dieu, tout en revitalisant l’interprétation ouverte, l’ijtihad. Cette théorie de la démocratie islamique rebondit régulièrement, d’après l’auteur, avec les évènements. Elle s’est heurtée à l’opposition démocratique séculière en Tunisie.

« La norme démocratique » universelle

L’auteur est très méfiant vis-à-vis de cette prétendue « démocratie islamique » introductive d’un relativisme démocratique contre lequel il s’insurge au nom d’une unicité démocratique substantielle. Si on prétend qu’il y a une démocratie islamique, il serait aisé à ce moment-là de se réclamer d’une démocratie occidentale, bouddhiste, africaine, chrétienne, libérale, socialiste. Il le dit sans ambages dans un chapitre consacré à la critique de la démocratie islamique et dans lequel on trouve sa conception de la « norme démocratique » : « …la norme démocratique n’est pas un régime politique particulier, mais un idéal humain, d’après lequel la meilleure organisation sociale et politique pour l’homme est celle qui respecte le plus scrupuleusement les quatre principes fondamentaux de dignité, de liberté, d’égalité et de participation ou, en d’autres termes, de citoyenneté. Concrètement, doivent être dites « démocratiques » les institutions politiques et constitutionnelles, les procédures et les systèmes juridiques qui se rapprochent le plus de cet idéal » (p.116). C’est, en d’autres termes, en partant de la norme démocratique qu’on peut évaluer un régime, en l’espèce, cette démocratie islamique, et observer son rapprochement ou pas de l’idéal démocratique et non l’inverse, même si l’auteur admet une pluralité d’expression et de modalités constitutionnelles et techniques de cette démocratie. « L’épistémè de la norme démocratique implique de partir de l’homme, pour asseoir son fondement, puis de revenir à l’homme, pour régler son fonctionnement » (Ibid). D’ailleurs, si un gouvernement adepte de la démocratie islamique avait à choisir entre la partie libérale et la partie islamique, il sacrifierait la première au nom de la deuxième. « La société démocratique n’est pas une société de croyants » (p.125). La société de croyants exclut d’ordinaire les non-croyants et admet le système de l’apostasie et de la répression.

« Le principe de souffrance »

La norme démocratique est universelle, d’après Yadh Ben Achour, parce qu’elle se fonde sur « le principe de la souffrance » (1e partie, ch.2), sur lequel l’auteur a insisté dans divers écrits et conférences. Une conception proche de l’épicurisme ou de l’utilitarisme de Jeremy Bentham et de sa conception du bien-être et de bonheur. Le principe de non-souffrance est partout. Toute entrave à la liberté de penser et de s’exprimer constitue une souffrance. De même toute entrave à la fraternité. L’homme est porté par sa nature et par son expérience à rejeter la souffrance quelle qu’elle soit. Chose lui frayant la voie du bénéfice de ses droits. Le principe de non-souffrance surplombe le droit, qui encadre les situations de souffrance : méconnaissance de la liberté par les régimes politiques, esclavage, traite des personnes, discriminations religieuses, ethniques, du genre et d’orientation sexuelle, inégalité homme-femme, crime de guerre, génocide, viol, torture. Ce sont les tribunaux qui évaluent le degré de  souffrance. Ainsi, estime l’auteur, « sur le socle de ce fondement universel (de non-souffrance), la norme démocratique peut se situer au-dessus des spécificités culturelles. Animée tout entière par la recherche de la non-souffrance, elle est constitutive de l’homme. Elle fait partie de sa nature psychique et corporelle. L’homme est né pour devenir démocrate » (p.61), et non, est-on tenté d’ajouter, pour souffrir.

L’« orthodoxie de masse »

Dans la dernière partie du livre Yadh Ben Achour aborde la question de l’orthodoxie et des révolutions démocratiques (p.204 et ss.). Il s’interroge sur la difficulté du monde musulman à se moderniser malgré les révolutions intellectuelles, artistiques, scientifiques, théologiques. Pourquoi le débat lancé par Al-Kindi, Al-Farabi ou Averroès sur la prévalence de la philosophie sur la religion n’a pas fait émerger un nouveau paradigme ? Pourquoi le réformisme depuis plus de deux siècles et les politiques modernistes d’Atatürk et de Bourguiba n’ont pas trouvé d’issue quant aux rapports entre la religion et l’Etat ? Pourquoi le terrorisme se répand malgré les révolutions démocratiques ? Pourquoi les débats constitutionnels et politiques sont absorbés par l’islam ? L’auteur l’explique par la résistance de « l’orthodoxie de masse », un concept qu’il a déjà développé dans son livre Aux fondements de l’orthodoxie sunnite. L’orthodoxie est « l’opinion droite » (orthos et doxa). En islam, c’est Assirât al Mustaqîm qu’on trouve dans la Fatiha, « Dirige-nous vers la voie droite, la voie de ceux que tu as comblés de tes faveurs, non de ceux que tu as réprouvés, ni des égarés ». Le schisme de type islamique est entre la voie droite et la voie égarée. L’orthodoxie est en réalité un phénomène de pouvoir et d’enjeux politiques. « L’orthodoxie, dans l’aire de la civilisation islamique, est un phénomène résultant de la « mise en concert » de l’action du pouvoir politique, des interprètes « a-titrés » et de la masse des croyants » (p.210). C’est ce que Ben Achour a appelé « la sainte alliance » des gens du sabre, du livre et du pain quotidien dans Aux fondements de l’orthodoxie sunnite. Chose qui explique la hantise de l’unité tout autant que de la division dans l’univers mental musulman.

Toute divergence produit des conflits armés et des sécessions politiques ou religieuses (kharijites, chiisme…). Les révoltés sont des kuffâr (mécréants), khawârij (sortants), thuwâr (rebelles). Le peuple des croyants est d’ailleurs appelé au secours du pouvoir lorsque celui-ci est contesté par des mouvements politiques ou lorsqu’il fait face à des dissidences. Toute innovation est une hérésie et égarement. « L’orthodoxie de masse, écrit l’auteur, possède l’art de broyer ses élites les plus innovantes ou d’arrêter les conquêtes intellectuelles » (p.232), des mutazilites, soufis et philosophes radicaux comme Abu Bakr al-Razi, al-Tawhidi, Ali Abdurrâziq, jusqu’à Tahar Haddad et Mahmud Muhammed Taha ou Nasr Abu Zayd. C’est pourquoi, malgré ses débordements par la laïcité, le communisme, l’européanisation et l’américanisation des cultures et malgré ses déchirements, cette orthodoxie, toujours soutenue par la masse, parvient à se relever et à se recomposer. L’Etat turc retombe dans l’orthodoxie, l’Arabie saoudite déverse des fortunes dans la diffusion de l’orthodoxie. L’islamisme se répand après la révolution tunisienne. En 2014 l’orthodoxie se relève avec férocité sous la forme monstrueuse d’un Etat islamique (Daech), encouragé par la déroute des politiques américaines et européennes de puissance dans la région.

Révolutions contre orthodoxie

Il est vrai que les révolutions arabes sont interprétées différemment. Si pour l’Europe, le temps des révolutions est clos, pour le monde musulman, il vient de commencer, comme le démontre encore la vague récente des révolutions de 2018-2019 en Algérie, au Liban, au Soudan. Pour certains, ces révolutions sont annonciatrices de futurs bouleversements structurels. Pour d’autres, les révolutions arabes ne sont que des nouveaux arrangements entre élites pour maintenir leurs privilèges. Pour Asef Bayat, les révolutions en Tunisie, Egypte, Yémen ne sont ni des révolutions, ni des réformes, mais un mélange contradictoire des deux. Pour Hamadi Redissi, les révolutions ne sont que des « transitions politiques post-autoritaires » où l’islam post-autoritaire ouvre de grandes incertitudes. Pour d’autres, il s’agit d’une nouvelle ère théo-démocratique. Au fond, pour Y. Ben Achour, « la Tunisie a fortement initié un projet révolutionnaire démocratique qui, actuellement, se banalise de plus en plus » (p.243). Ce type moderne de révolution n’a jamais existé dans l’histoire de l’islam, parce qu’il s’oppose à la théologie islamique de la nature, du temps, du droit et de la politique. La nature, œuvre de Dieu, était jusque-là, et jusqu’à la fin des temps, considérée un ordre harmonieux dont les lois sont immuables. Le désordre, comme la révolution, est combattu par la force. Ensuite la révolution est une violation du schéma cosmique de la cité terrestre, régie par la loi trinitaire de l’instauration-désintauration-restauration. La restauration est accomplie par Dieu lorsque l’ordre de la justice est violé. Une révolution contrevient encore à la conception islamique orthodoxe du droit fondé sur la souveraineté de Dieu. Les Tunisiens lancèrent le slogan démocratique « le Peuple veut », al-chaâb yurid. L’ordre politique est désormais le produit de la volonté des hommes. Enfin, une révolution ne peut se concilier avec la conception islamique de la politique. La politique a pour fonction de préserver la loi de Dieu, régulatrice des affaires humaines et de maintenir les sujets dans l’obéissance, avec le soutien de la religion et de ses représentants.

Yadh Ben Achour a eu déjà l’occasion de défendre la révolution tunisienne contre ceux qui ont nié ses impacts, bouleversements et bienfaits, en dépit de ses excès, notamment dans son livre « Tunisie. Une révolution en pays d’islam » (2017, 2e éd.) dans lequel il relatait le processus de la révolution tunisienne. Ici, il le fait avec plus de profondeur, sur un ton universaliste, en s’appuyant ou en commentant des sources philosophiques diverses, occidentales, arabes et asiatiques. Son cours au collège de France, qui commence en début de ce mois novembre, et qui porte sur « les révolutions dans la pensée et dans l’histoire des faits » va être aussi l’occasion pour lui de prolonger et d’approfondir cette réflexion dans une nouvelle publication. En tout cas, L’islam et la démocratie est simultanément une œuvre de résistance intellectuelle contre le déni de la profondeur révolutionnaire, contre la possibilité d’une prétendue « démocratie islamique » et une œuvre de soutien au projet révolutionnaire de la Tunisie et du monde arabo-musulman, allant dans le sens de la « norme démocratique » et de la liberté. Un ordre qui, malgré les difficultés, a des chances de bousculer une orthodoxie, qu’il trouve elle-même solide et résistante, en faisant le saut de la sécularisation.

 

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Hatem M'rad