Point de vue – Tunisie. Exceptions avantageuses, exceptions fâcheuses et exceptions ambigües

 Point de vue – Tunisie. Exceptions avantageuses, exceptions fâcheuses et exceptions ambigües

Najla Bouden Romdhane chargée, ce mercredi 29 septembre 2021, de former un nouveau gouvernement par le président de la République tunisienne Kais Saied. PRESIDENCE TUNISIENNE / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

Tunisie. Il y a plusieurs types d’exception. Il y a les bonnes et les mauvaises, certaines  sont même inclassables. La Tunisie passe souvent des unes aux autres.

 

Dans la vie des Etats, des peuples et des hommes, il y a trois types d’exception. La Tunisie les a connues toutes les trois. Il y a d’abord, les exceptions avantageuses, illustrant une distinction quelconque que s’approprient des hommes, des Etats ou des peuples, comme la libération de la femme sous Bourguiba ou l’Etat traditionnellement non militaire de la Tunisie autour des régimes militaires arabes ou la révolution numérique autour des jeunes (et non des politiques) du 14 janvier. Il y a ensuite les exceptions fâcheuses, comme celle du coup d’Etat militaire du 7 novembre dans un Etat plutôt civil, ou celle de la transition mi-démocratique mi-islamiste après une révolution civile, ou celle de l’état d’exception soudain auquel a recouru le président Kais Saied, suspendant la démocratie elle-même, fut-elle de transition. Il y a enfin les exceptions ambigües, comme celle récente de la nomination d’une femme cheffe de gouvernement, pour la première fois, dit-on, dans un pays arabo-musulman, comme le croit en tout cas, et avec insistance, le président Saied. L’Etat tunisien balance depuis l’indépendance d’une exception à une autre, tantôt pacifiquement, tantôt soudainement. Les exceptions avantageuses n’existent pratiquement plus depuis la révolution, occupons-nous des exceptions fâcheuses et ambigües, qui sont, elles, encore d’actualité.

Les exceptions fâcheuses

– On peut faire rentrer dans cette « rubrique », l’état encore exceptionnel, et décidément interminable de la transition démocratique tunisienne. Une transition épuisante pour tous, qui a reporté sine die, en dépit de l’adoption de la Constitution de 2014 et l’organisation de deux élections législatives et présidentielles successives (2014 et 2019) et d’une élection municipale (2018), la mise en place définitive des bases de l’Etat et d’un ordre politique et démocratique stable, hiérarchisé et coordonné, rendant possible l’autorité de l’Etat. La Constitution elle-même reste inachevée en l’absence d’une cour constitutionnelle, et des autorités de régulation, non désirées par des coalitions à courte vue. Si bien que la « norme » politique de base de la transition relève fondamentalement ici de l’exceptionnalité. Etat, armée, police, juges, députés illustrent ce clair-obscur. Ils incarnent à la fois le concept et son antonyme, la chose et son contraire, la règle et son exception. Ces instances sont formellement l’Etat et réellement le contre-Etat, simultanément l’autorité et l’anarchie, le gouvernement et l’ingouvernabilité, le président laïc officiel et le contre-président théocrate, le parlement qui délibère et le parlement qui violente. Bref, la norme et son contraire, ou la norme et l’exception. Mais c’est l’exception qui submerge avec force, qui a fini par emporter la norme dans sa ruine en la subsumant entièrement, confirmée par l’état d’exception du 25 juillet.

– On peut encore se référer à l’état d’exception exercé par le président-interprète parvenant à suspendre institutions et normes constitutionnelles ordinaires, et quelques droits fondamentaux. Peu importe dans cet esprit que le Président Saied veuille restaurer le droit par le non droit, mettre un terme à la déliquescence de l’Etat, à l’instabilité politique et parlementaire et à la corruption généralisée. Habilité par la Constitution pour une « dictature de commissaire », il incarne dans l’effectivité politique une véritable « dictature souveraine » sans qu’il y ait distinction ou passage entre les deux phases.

Cet état exceptionnel est au fond triplement exceptionnel. Outre l’exceptionnalité de la transition et l’exceptionnalité introduite par l’article 80, il introduit encore une exception dans l’exception, puisque le constitutionnaliste a manifestement violé la Constitution et le contenu évident et clair de l’article 80 pour des raisons déjà évoquées. L’état d’exception véhicule en lui-même une potentialité dictatoriale. Légal à la base, il peut devenir illégal à l’arrivée ; illégal à la base, il peut aggraver l’illégalité et entrer dans la démesure ; provisoire, il peut devenir durable. Benjamin Constant disait que « Napoléon, après avoir commencé par une mesure d’exception (sous le directoire) qui éliminait le Tribunat, a fini par l’empire » (Réflexions sur les Constitutions, in Cours de politique constitutionnelle, 1861, p.573). La résistance rencontrée dans l’usage même des mesures exceptionnelles renforce jour après jour l’accumulation du pouvoir d’un homme seul et la dé-normativité conséquente. Chose justifiant les craintes d’une frange de la population hantée par la dictature. Même si la dictature prend l’allure d’un mythe populaire. D’où le danger de la dénaturation du droit populaire, lorsqu’il est mis entre les mains d’un homme détenant la plénitude des pouvoirs, même à titre provisoire, qui voudrait corriger, rectifier, sanctionner, bannir, mais avec les pleins pouvoirs, pas en discutant, dialoguant et négociant avec les autres acteurs politiques. Etre inorganisé, le peuple ne sait pas vouloir, ne décide pas ; être organisé, le pouvoir décide.

Les exceptions ambigües

La nomination récente de Nejla Bouden Romdane une femme ingénieure, universitaire, a constitué pour Saied et l’opinion une première dans le monde arabe. Exception qui ne sort pas au passage et miraculeusement la Tunisie de la situation détestable dans laquelle elle se trouve. Cette exception féminine a le malheur de tomber dans un état d’exception de type dictatorial, inconfortable, dans une phase historique redoutable, complexe, et difficile, qui ne fera pas apparaître avec éclat le mérite de la cheffe du gouvernement ou le geste élégant de la nomination. Novice en politique, et abstraction faite de son mérite, Nejla Bouden est propulsée pour déjouer le plan de conservatisme attribué à Kais Saied, qui n’a jamais reconnu le principe d’égalité entre les hommes et les femmes matière d’héritage au prétexte qu’il violerait textuellement la chariâ. La cheffe de gouvernement a également des chances de transformer, dans l’esprit de Saied, l’exceptionnalité négative par une exceptionnalité positive. Le conservatisme se transmue en modernisme et la contrainte en libération. C’est une désignation sous pression, sans conviction. Pression sans doute des puissances étrangères, des bailleurs de fonds, menace française des visas et proximité du délai du sommet de la francophonie ont sans doute joué dans la balance, même si le président tend à démontrer qu’il est imperméable aux échos de ses détracteurs de l’intérieur et de ses partenaires étrangers. Sur l’exceptionnalité par la femme, Bourguiba était sincère dans ses convictions. Il croyait philosophiquement au progrès des civilisations, pas Saied, fondamentalement conservateur. La cheffe de gouvernement doit savoir qu’elle n’aura que des miettes de pouvoir en période d’état d’exception, sous la coupe d’un décret (du 22 septembre) officialisant déjà la concentration des pouvoirs, fait par et pour un homme, soucieux de son image héroïque, en guerre sainte contre la corruption.

 

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Hatem M'rad