Point de vue – Tunisie. « Le décret des dieux »

 Point de vue – Tunisie. « Le décret des dieux »

PRESIDENCE DE LA TUNISIE / HANDOUT / AGENCE ANADOLU / AGENCE ANADOLU VIA AFP

Le décret est un mode dangereux de gouvernement politique par l’abus qu’il véhicule. L’état d’exception tunisien en élargit la pratique. Tout l’ordre juridique et politique relève aujourd’hui du décret.

 

Il est clair que depuis l’indépendance en Tunisie, le « décret » reste un acte supérieur et plus puissant politiquement que la « loi », qui, visiblement a peu de portée, et même de sens dans un monde arabe autoritaire, dans lequel le gouvernement par les hommes prime le gouvernement par la loi. Œuvre de raison, la loi est faite pour les peuples rationnels, pas pour les peuples culturellement traditionalistes, et donc irrationnels. Les citoyens y croient très peu, préférant les arrangements et combines. Ceux-là mêmes qui font les « lois » en Tunisie n’y croient pas, avant comme après la révolution. Ils ont toujours manifesté, par un moyen (le parti unique ou inique) ou un autre (la corruption) leur peu d’intérêt pour l’Etat de droit et la chose publique.

Il en va ainsi dans les régimes autoritaires, en temps normal comme lors de circonstances exceptionnelles. La « loi » n’a de sens que pour permettre, non pas au parlement, mais au chef de l’exécutif, le président de la République, d’avoir l’initiative du jeu politique, et de faire politiquement ce qu’il ne peut formellement pas faire avec le décret. Mais la puissance politique réside véritablement dans le « décret », qui autonomiste véritablement le pouvoir présidentiel à l’intérieur de l’Etat et le libère de tout contrôle, de toute résistance. Dans les faits, la fameuse pyramide des normes du juriste et philosophe autrichien Hans Kelsen signifie en Tunisie l’inverse de ce qu’elle symbolise. Sur le plan politique, c’est le décret qui prime, pas la loi, tous les deux entre les mains du président, chef de l’exécutif. Dans l’ancien régime, le décret passait même avant la Constitution, notamment lorsque la Constitution contrarie la volonté politique du président autocrate. Elle aussi, était entre les mains du président Bourguiba, puis Ben Ali, puis des majorités islamistes de coalition, et maintenant du président Saied.

Quantitativement, et même qualitativement, ces hommes gouvernent surtout par décret. Ils ont toujours été de fait le législatif et l’exécutif. L’exécutif absorbe le législatif par l’usage du décret. Ces types de président sont la dictio et l’imperium. Ils « décrètent » et exécutent, en introduisant la force normative dans les faits. Ils donnent « force de loi » sans loi. L’italien Giorgio Agamben, un des penseurs subtils de l’état d’exception, part de l’idée selon laquelle l’état d’exception, comme paradigme gouvernemental, permet d’isoler la « force de loi » par rapport à la loi. La « force » de la loi est transférée dans ce sens à une règle subordonnée à la loi, généralement le décret ou ordonnance ou décret-loi. Cette perversion lui permet de définir l’état d’exception comme « un espace anomique où l’enjeu est une force de loi sans loi ».

C’est la situation du jour. Après un détour par la révolution, les modes de législation de l’ancien régime reviennent à la surface dans l’état d’exception saiedien, réglée par un décret du 22 septembre, qui, carrément fait office, selon les appellations de « Constitution », de « petite constitution », d’« organisation des pouvoirs publics », mais que Kais Saied, comme le relève le juriste Wahid Ferchichi, continue à appeler « mesures exceptionnelles ». Il est de fait que les autocrates entrent quasi-spontanément en relation intime avec le décret, une relation accentuée dans les phases exceptionnelles. Le décret relève de la normalité gouvernementale, ou plutôt de l’essence politique. Les gouvernants ressentent le désir de prendre de la hauteur à titre personnel. La « loi » n’est après tout que l’œuvre collective du parlement, issue de la parlote rébarbative et des intérêts partisans. Mais, le décret incarne le pouvoir d’un seul, comme Dieu. C’est le « décret des Dieux ». D’ailleurs le décret sécularise la volonté divine. Le président décrète, le président ordonne, le président décide. Ainsi commencent les informations et les communications du site présidentiel depuis le 25 juillet, relayées avec empressement par les journaux et les médias. « L’âge d’or » est de retour. On se croirait dans les commandements de la création du monde. Actuellement, on a du mal à imaginer que l’Etat historique et « révolutionnaire » tunisien soit gouverné lui-même par décret, après la suspension de la Constitution et du législateur de droit commun, le parlement.

La compétence décrétale garantie par les Constitutions aux chefs de l’exécutif pousse elle-même les présidents à élargir leurs pouvoir et latitude d’action. Le décret paraît « supérieur » à la loi, parce qu’il correspond davantage à une règle d’action technique favorisant la gouvernabilité réelle et pratique, sans résistance, sans contestation, sans l’interférence d’une opinion interventionniste, habituée à suivre à la loupe les débats parlementaires, alors que la loi  reste une norme matérielle complexe dont l’adoption suit un long cheminement procédural. Le décret n’est plus un mode d’exécution des lois, comme il l’est à la base, il est « Le » mode « législatif » par excellence et le mode principal d’exercice du pouvoir. D’où la confusion entre la fabrication et l’exécution du droit. Le mode d’exécution du droit, le décret, devient plus important que le mode de sa confection.

Il est toujours bon de savoir que les tyrannies gouvernent par décret. Ce n’est pas par penchant, mais par système. Le décret comme système de gouvernement est négateur de toutes les batailles conquises par les peuples au nom de la loi, au nom d’un parlement souverain, de 1789 au 9 avril tunisien, en passant par le 14 janvier. Et la différence entre la loi et le décret est toute la différence entre démocratie et despotisme. Même si en démocratie aussi on a besoin de recourir au décret, comme mode d’introduction de la loi, mais sans en faire un mode systématique de gouvernabilité, non soumis à la Constitution et aux normes supérieures. Comme mode systématique de gouvernement, le décret n’est plus une garantie d’efficacité politique, mais une contre-garantie des droits et libertés des individus, absorbant tout l’ordre juridique et politique. Surtout qu’aucune autorité ne peut contrôler les décrets présidentiels de l’état d’exception. Ils sont aussi immunisés que l’étaient les parlementaires poursuivis aujourd’hui par l’autorité d’exception.

 

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Hatem M'rad