La dette africaine à l’aune du best-seller de David Graeber

 La dette africaine à l’aune du best-seller de David Graeber


Pour soutenir les pays africains dans leur lutte contre la pandémie, le Président français Emmanuel Macron a plaidé, lors d’un discours au peuple français le 13 avril 2020, « pour une annulation massive de leur dette. » Nous avons souhaité éclairer le débat sur la dette africaine à la lumière du best-seller de David Graeber, Dette, 5.000 ans d’histoire, édité en France aux Editions Les liens qui libèrent en 2013. Dans son ouvrage, cet intellectuel des plus influents selon le New York Times, bouleverse les théories d’usage relatives aux origines et au principe même du système de la dette. 


La planète vit une période extrêmement difficile et inédite depuis l’annonce par l’OMS de la pandémie Covid-19. D’une crise sanitaire majeure, à laquelle tous les pays du monde, même les plus avancés, n’étaient pas préparés, l’on passe à une crise économique et sociale sans précédent. Les nations les plus riches mobilisent des ressources gigantesques, mettant au frigo tous les dogmes d’orthodoxie en matière de déficit budgétaire et d’endettement pour sauver des millions d’entreprises des faillites et des centaines de millions de salariés du chômage. 


Afin d’aider les pays africains dans leur combat contre cette pandémie, Emmanuel Macron a plaidé « pour une annulation massive de leur dette. » L’annonce du Président Macron a fait suite à l’appel du Pape François, de l’ONG d’Oxfam et de plusieurs Chefs d’Etat africains, notamment le Roi du Maroc Mohammed VI et le Président du Sénégal, Macky Sall. Cette perspective est également portée par le FMI et la Banque mondiale. 


En 2019, et selon un rapport de la Banque Africaine de Développement (BAD), la dette extérieure de l’Afrique s’élève à un niveau excessif de 500 milliards de dollars. En effet, rapportée au PIB global du continent, la valeur médiane de cette dette est supérieure à 56 % du PIB en 2018 contre seulement 38% en 1998. Selon le FMI, 8 pays sont déjà classés en situation de surendettement (Erythrée, Angola, Mauritanie, Mozambique, République Démocratique du Congo, Soudan, Tunisie et Zambia), tandis que 11 autres pays sont à haut risque en termes d’endettement. La France a obtenu de ses partenaires du G20 et du Club de Paris un moratoire sur le paiement des intérêts en faveur des pays les plus pauvres en 2020, mais pas d’annulation de leurs créances. Les décisions d’annulation de dette seront étudiées au cas par cas et dans un cadre multilatéral.


Pour la première fois depuis 25 ans, la pandémie Covid-19 aura raison de la croissance régulière en Afrique. On s’attend à une récession qui, selon la Banque mondiale, serait de -2,1% à -5,1% selon la durée du confinement et le redémarrage de la machine économique. Ceci est dû en grande partie à la crise profonde qui touche les partenaires de l’Afrique (Chine, Union européenne et Etats-Unis), à la baisse brutale du cours des matières premières, à l’effondrement du tourisme et des environnements de développement intégré, EDI (194 milliards de dollars en 2017), et à la baisse probable des transferts de la diaspora africaine (69 milliards de dollars en 2017). 


Le débat actuel, plus que nécessaire, sur l’annulation de la dette des pays pauvres dans le contexte d’une crise sanitaire, économique et sociale profonde, trouve un écho dans l’ouvrage de David Graeber, Dette5000 ans d’histoire. Cet anthropologue américain a publié en 2011 ce vaste livre sur l’histoire et les concepts de la monnaie et de la dette selon les âges et les écoles de pensée, soutenant la thèse que le système du troc n'a jamais été utilisé comme moyen d'échange principal durant 5000 ans d’histoire, et insiste surtout sur les aspects moraux de la dette, reléguant ainsi au second plan la question économique, et écartant les acquis actuels, qui, d’après lui, ne reflètent que l’emprise de l’économie capitaliste sur notre fonctionnement.


Selon l'auteur, l'endettement est une construction sociale à la base du pouvoir. Si jadis les débiteurs ont alimenté l'esclavage, aujourd’hui, les emprunteurs pauvres sont prisonniers des systèmes de crédit. David Graeber explique que « l'histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les recadrer en termes de dettes – cela crée aussitôt l'illusion que c'est la victime qui commet un méfait. ». Graeber démontre que « pendant des millénaires, la lutte entre riches et pauvres a largement pris la forme de conflits entre créanciers et débiteurs », avant de rappeler que Moses Finley, grand spécialiste de l’Antiquité soutenait le fait que « tous les mouvements révolutionnaires du monde antique ont eu le même programme : l’annulation des dettes et la redistribution des terres. » 


Dans le chapitre introductif de son livre, l’anthropologue appuie l’idée qu’« une dette est un échange qui n’est pas allé jusqu’au bout. Du point de vue anthropologique, c’est une institution moralement fragile. Le débiteur, qui est censé être l’égal du créancier se trouve de fait rabaissé, et ce rabaissement est source de confusion morale. » Ainsi, il défend l’annulation des dettes quand il y a un déséquilibre manifeste entre le créancier et le débiteur. Mais attention, il ne faut pas oublier que derrière chaque « gros créancier », il y a des « petits créanciers » ordinaires, ayant une petite épargne sur un livret ou un compte de dépôt ou une assurance-vie. 


Le problème fondamental est que les principaux responsables de chaque crise financière majeure, échappent à la reddition des comptes. A-t-on déjà oublié la crise des subprimes de 2008, où des arnaques très élaborées, sur la base de modèles mathématiques très complexes, a ruiné des millions de familles et que « le gouvernement des Etats-Unis a mis sur ce problème un sparadrap de 3000 milliards de dollars et rien n’a changé ? »


L’Afrique n’a jamais été à l’origine de ces crises, et il est temps de le reconnaître en annulant ses dettes et éviter ainsi « la confusion morale » de David Graeber.

Malika El Kettani