Liban : Une vie d’exilée

 Liban : Une vie d’exilée

crédit photos : Ager Oueslati


En proie à la précarité, les réfugiés syriens luttent au quotidien pour leur survie dans les camps libanais. Des conditions particulièrement difficiles pour les femmes isolées avec enfants.


Six heures. Le soleil fait son apparition à l’horizon montagneux de Bar Elias, une ville de l’Est libanais située à moins de 5 kilomètres de la frontière syrienne. Sabah vient d’ouvrir les yeux. Le ventre vide, elle se lève, remplit d’eau le bidon métallique qui, il y a quelques jours encore, contenait 10 litres d’huile végétale. Aujourd’hui, il lui permet de faire chauffer de l’eau pour la lessive. Tous ses gestes sont machinaux. Depuis sept mois, elle lave chaque vêtement à la main, les yeux perdus dans le vague. Elle repense inlassablement à sa fille aînée qu’il a fallu marier à 14 ans pour lui permettre d’échapper à la Syrie et aux camps de réfugiés. “Je ne voulais pas, elle était trop jeune, mais mon mari ne m’a pas laissé le choix.” Lorsque la guerre a commencé en Syrie, l’école s’est arrêtée. “Les enfants restaient à la maison. Nos vies étaient rythmées par les bombardements”, se souvient-elle.


 


Les enfants, une main-d’œuvre pas chère et docile


Désormais la fille de Sabah vit en Turquie. Elle semble être heureuse. “Nous n’avons jamais imaginé la marier si jeune, mais c’était un moyen de la sauver de la guerre. Son mari a 19 ans. Un garçon de bonne famille qui prend soin d’elle. C’est mon seul soulagement !” L’eau est à présent noire, elle la renverse au sol, pour la laisser couler doucement vers le trou d’évacuation. Elle sert ainsi deux fois pour laver le linge et le sol.


La jeune femme poursuit sa lessive et notre conversation “Mon autre fille, Leïla, n’a que 13 ans. Elle se lève à cinq heures tous les matins, sans exception, pour travailler dans les champs jusqu’à quinze heures par jour. Elle bêche la terre pour rembourser notre dette qui s’élève à 5 000 dollars (4 600 euros, ndlr)”, confie-t-elle.


Ici, beaucoup de familles ont pu fuir leur quotidien syrien avec l’aide d’un passeur, le “shawish” (gardien de prison en turc), qui n’est autre que le chef du camp dans lequel ils vivent. La traversée a coûté 3 000 dollars (2 700 euros), une somme fara­mineuse pour la famille de Sabah, compte tenu de la situation au Liban, où il est impossible de travailler sans papiers et où les emplois se font rares à cause de la crise. Alors, les jeunes sont mis à contribution. Une main-d’œuvre pas chère et docile.


Faire travailler les enfants, c’est justement pour cette raison que depuis quelques jours, il n’y a plus d’école. Pourtant, le vieux bus métallique bleu et blanc arrive à 13 heures ­devant le camp, les gamins se ruent sur lui en se chamaillant ­devant la porte. Un début de bousculade pour avoir une chance d’avoir une place assise. Systématiquement, le chef du camp ­arrive et crie, fendant l’air avec son bras comme on chasse les mouches : “Allez, rentrez chez vous ! Il n’y a pas école aujourd’hui.” Le bus est renvoyé vide d’enfants et de cris. Sans bruit, les écoliers contrariés se ­dispersent la tête baissée. Ce jour-là encore, ils ont cru qu’ils ­allaient pouvoir retrouver leurs professeurs.


 


Loyer, eau, électricité… Ici, rien n’est gratuit


Ahlem a 10 ans. Chaque soir, elle lave le sac en plastique blanc de l’Unicef qui lui sert de cartable. “Je fais ça tous les jours pour qu’il ne s’abîme pas et que je puisse mettre mes cahiers dedans, explique-t-elle. Je n’ai pas envie d’arrêter l’école pour ramasser des pommes de terre.” Malgré l’interruption des cours depuis plus d’une semaine et l’approche de leur départ pour les champs, elle s’installe chaque jour, à même le sol, sur le tapis de nattes en plastique et ouvre ses cahiers. Elle reprend méthodiquement chaque leçon d’arabe. Une fois qu’elle a terminé, ­Ahlem entreprend de recopier sans même comprendre des passages entiers de A Little Princess, de Frances Hodgson Burnett. Pendant des heures, elle est là, au milieu du salon, imperturbable. Du haut de ses 10 ans, elle lance, d’un regard empreint de réalisme : “Le shawish n’a pas le droit de nous interdire l’école pour nous ­envoyer travailler alors que ses propres enfants vont en cours avec nous. Au cours du soir en plus !”


Les “shawish” n’ont jamais été désignés pour cette fonction. Anciens militaires de l’armée syrienne ou Syriens qui travaillaient et vivaient au pays du Cèdre bien avant la guerre, tous sont soit propriétaires, soit locataires de la terre sur laquelle leur camp est installé. Ils y ont fait couler des dalles de béton pour implanter les cabanes en toile estampillées Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).


Ici, rien n’est gratuit. Les loyers sont entre 400 et 600 dollars par an (de 370 à 550 euros) selon le nombre de mètres carrés. A cela s’ajoutent l’électricité, l’eau et la nourriture. Et comment vivre décemment avec les 27 dollars (25 euros) par mois et par personne octroyés par l’UNHCR ? Une somme dérisoire, alors que le sachet de pains libanais est à 2 dollars (1,80 euro) !



Ramasser des pommes de terre : une bouffée d’air


C’est ainsi que Sabah est passée de 3 000 dollars (2 700 euros) de crédit, à plus de 5 000 (4 600 euros) à présent et qu’elle est contrainte d’accepter de voir sa fille revenir chaque jour sans se plaindre, cors aux mains, des champs de la région. C’est aussi pour cela qu’elle a fini par accepter qu’elle et ses sept enfants partent pendant deux mois dans le nord pour ramasser des pommes de terre.


Sa vie en Syrie avant la guerre, elle en parle avec nostalgie : “Mon mari était taxi et moi couturière. On n’était pas dans le confort, mais on s’en sortait. Les enfants allaient à l’école. Puis la guerre a commencé. Deux ans avant notre arrivée ici, il a pris une seconde épouse. A ce moment-là, il est mort pour moi. Il fait sa vie aujourd’hui et moi je m’occupe de mes enfants. C’est la seule chose qui me fait tenir.”


 


En raison des contraintes du camp, il est difficile, voire impossible, d’éviter la promiscuité. Les voisins sont à un mètre, les murs aussi fins que du papier à cigarette, coupant à peine le vent. Et les habitudes en prennent un coup. En Syrie, les épouses ­cohabitaient dans deux maisons, deux quartiers différents ; ­désormais, elles se retrouvent à partager la même tente.


Malgré la douleur pour Sabah de voir ses enfants les mains dans la terre ; les accompagner dans les champs du nord du ­Liban est une bouffée d’air. Pour la première fois depuis son ­mariage, il y a quinze ans, et le remariage de son époux, elle se retrouve seule avec eux. Forte, fière et soulagée.


La nuit tombe doucement sur l’horizon montagneux du ­district d’Akkar. Sabah se couche. Elle glisse son corps aminci par la faim sous la grande couette de laine qu’elle partage avec ses sept enfants. Pour la première fois aussi, elle s’endort avec le ­secret espoir qu’un jour ils pourront échapper à cette vie d’exil, à cette vie d’exilée. 

Ager Oueslati