Philippe Gaudin : « La République n’en veut pas à la religion »

 Philippe Gaudin : « La République n’en veut pas à la religion »

crédit photo : Karine S. Bouvatier


Tandis que des idéologues brocardent un vivre-ensemble vain en période de terrorisme, le philosophe dispense depuis dix ans des formations à la laïcité auprès des fonctionnaires. Son but ? Calmer une France au bord de la crise de nerfs. 


D’où vient la notion de laïcité en France ?


Elle est relativement ancienne, mais le mot est très récent. Il date des années 1870, au moment où la République va trouver la stabilité qu’elle recherchait depuis la Révolution française. Le premier chantier de ces républicains fut de laïciser l’école, afin de former les esprits à l’idée de République. Ce serait une erreur de penser que la laïcité date de la loi de 1905. Cette loi clôt un cycle. C’est la Révolution qui pose les grands principes, notamment dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : égalité de tous devant la loi, l’idée que la loi est l’expression de la volonté générale et non le dépôt d’une révélation. Et puis surtout cet article 10, que tous les citoyens français devraient connaître par cœur, en particulier les fonctionnaires : “Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.”


 


Pourquoi les fonctionnaires devraient-ils connaître par cœur cet article 10 ?


On l’oublie toujours, c’est la République qui est laïque. En tant qu’hommes et femmes, les fonctionnaires ont des convictions mais, dans l’exercice de leur métier, ils représentent la République. Leur neutralité est confessionnelle, commerciale, partisane. Ils nous accueillent tous, quelles que soient nos convictions philosophiques ou religieuses, pourvu, bien sûr, que nous restions dans le cadre des lois de la République.


 


La loi de 2004 interdit les signes ostensibles à l’école. Or, les élèves ne représentent pas l’Etat…


A la fin des années 1980, il y a eu des tensions à l’école et on était dans une situation inextricable entre l’état du droit et des contentieux qui pouvaient surgir entre des individus, des usagers du service public, et le chef d’établissement, qui pouvait juger d’exclure une élève parce qu’elle arborait des foulards islamiques. Après les conclusions du rapport Stasi, il a été décidé de recourir à la loi. Mais il est vrai que c’est une inflexion de la pratique de la laïcité. On a pris en compte le fait que les élèves sont mineurs. Ils doivent suivre un enseignement. Cette loi de 2004 a été prise contre les signes religieux ostensibles. Historiquement, cela se comprend, car la laïcité à l’école a d’abord été un combat, un instrument d’émancipation, par rapport à une France rurale et catholique qui avait résisté durant tout le XIXe siècle aux idées de la Révolution. C’est sans doute pour cela que la question du voile islamique a pu heurter des sensibilités au sein du système éducatif.


 


Quel regard portez-vous sur cette loi ? Est-elle efficace ? Bien conçue selon-vous ?


Elle n’a pas tout résolu, parce qu’une jeune fille peut ôter son voile avant d’entrer à l’école, mais elle aura toujours la possibilité de porter telle robe qui fera connaître son appartenance à telle famille religieuse. Cette loi a apporté un certain apaisement. La sagesse serait de s’arrêter là, parce que la chasse aux signes religieux n’a plus de fin. L’important, ce sont les comportements. On attend d’un élève qu’il suive les cours, que les professeurs puissent dérouler le programme normalement. Mais il faut le rappeler pour éviter toute confusion, un élève a une certaine liberté d’expression : il peut tout à fait exprimer des opinions religieuses, pourvu que cette expression ne soit pas assortie de violence ou de prosélytisme.


 


Un fonctionnaire ne peut s’arroger le droit d’interdire à un usager d’entrer dans une administration parce qu’il porte un signe religieux…


Si cela arrive, cela peut relever de la malveillance ou de préjugés négatifs, mais cela vient parfois aussi d’une mauvaise connaissance de la loi. La liberté est la règle et les individus arborant des signes religieux peuvent jouir de leurs droits au même titre que tous les autres. Depuis une dizaine d’années, je fais des formations à la laïcité auprès de fonctionnaires, enseignants, magistrats, personnels hospitaliers. Leur formation initiale sur ce sujet reste encore insuffisante. Loin des idéologies et des polémiques, cela leur fait du bien de parler calmement de la laïcité. Je pense que la laïcité a un rapport avec “le” politique, qui est le fait de s’accorder pour éviter à tout prix la guerre civile. Il n’y a pas de société qui ne puisse trouver une forme d’accord à la fois symbolique, moral et politique pour vivre ensemble, alors que nous sommes fort différents. Il y a des idées reçues sur la laïcité.


 


Par exemple ?


La loi de 1905 s’appelle “loi de séparation des Eglises et de l’Etat”. Mais elle aurait pu s’appeler “loi de liberté”, puisque l’article 1 dit que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes dans le cadre de la loi et de l’ordre public. Donc liberté de conscience assurée, liberté de culte garantie ! Autre sujet qu’on ignore : certes, la République ne reconnaît aucun culte, n’en subventionne aucun, mais l’alinéa 2 de l’article 2 dit que les budgets publics concernant notamment les aumôneries pourront être maintenus. Cela veut dire que la République, généreuse et bonne fille, n’en veut pas à la religion. Bien au contraire, elle pense que si un individu n’a pas sa liberté de corps, qu’il soit soldat, prisonnier ou malade, il conserve son droit fondamental et individuel de pouvoir pratiquer sa religion. Quand on ne peut pas aller vers son culte, c’est le culte qui doit pouvoir venir vers celui qui le demande. 


 


TEMPÊTE SUR LA LAÏCITÉ. COMMENT RÉCONCILIER LA FRANCE AVEC ELLE-MÊME, de Philippe Gaudin, Robert Laffont (avril 2018), 152 p., 11 €.

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