Fatema Mernissi, une pensée qui infuse encore

 Fatema Mernissi, une pensée qui infuse encore

La Marocaine Fatema Mernissi (1940-2015), sociologue et pionnière du féminisme arabo-musulman, dont les écrits continuent de marquer les débats sur la liberté et l’égalité.

Dix ans après sa disparition, son héritage continue de traverser les générations. Sociologue, écrivaine, pionnière du féminisme arabo-musulman, Fatema Mernissi a profondément transformé la manière d’appréhender la liberté, la citoyenneté mais aussi la culture et la religion. Que reste-t-il aujourd’hui de celle qui a donné à tant de femmes et d’hommes les mots pour penser l’émancipation ?

 

Le 30 novembre 2015 s’éteignait la voix d’une pionnière unique dans le monde arabe. Formée à Rabat, passée par la Sorbonne puis par l’Université de Brandeis, près de Boston, où elle soutient en 1974 un doctorat de sociologie, Fatema Mernissi publie dès l’année suivante Beyond the Veil (Sexe, idéologie, islam), devenu un classique.

Elle y démontre que l’oppression des femmes n’est pas intrinsèque aux textes religieux mais prend racine dans des dispositifs de contrôle élaborés plus tard, notamment sous les Omeyyades. Avec Rêves de femmes, traduit en 25 langues, elle devient une figure mondiale.

« C’était une personnalité exceptionnelle et merveilleuse », se souvient la sociologue Zineb Miadi, qui eut la chance de l’avoir comme directrice de thèse en 2003.

Le prince Felipe d’Espagne échange avec Fatima Mernissi (d) lors d’une réception à Oviedo, le 24 octobre 2003. L’écrivaine marocaine a reçu le prix Princesse des Asturies 2003 pour les Lettres. (Photo : MIGUEL RIOPA / AFP)

« Ce qui me fascinait, c’est la manière dont elle justifiait ses hypothèses : toujours par des preuves créatives. Elle ne transmettait pas une pensée, elle la faisait naître. »

Le psychiatre Ahmed Farid Merini, président de l’Association des Amis de Fatema Mernissi, renchérit : « Elle était multiple. Ce qui la rendait unique, c’était de ne pas s’enfermer dans le discours académique et de toujours faire un pas de côté vers d’autres voies, notamment le militantisme. »

À son retour des États-Unis, l’éminente sociologue passe des heures dans les tribunaux, observe les services de santé et sillonne les régions les plus reculées du Maroc, déjà attentive aux fractures de ce pays à deux vitesses.

« Elle avait noué un lien avec les tisseuses de Taznart, au sud de Ouarzazate, qu’elle considérait comme des artistes. Elle voyait le tapis comme un texte sur la féminité, une mémoire transmissible de mère en fille », souligne Ahmed Farid Merini.

Elle avait baptisé ces femmes, et les jeunes ingénieux des régions marginalisées, les « Aït-Débrouille », un surnom chargé d’humour et d’admiration pour leur inventivité sociale.

« Elle excellait dans l’identification de problématiques complexes et dans la proposition de solutions », se souvient Zineb Miadi. Elle posait des questions inédites qui stimulaient la réflexion collective.

Libérer les imaginaires

Cette volonté de libérer les imaginaires l’amène à organiser des ateliers d’écriture.

« J’y ai participé pendant une dizaine d’années », raconte le psychiatre. « Leur but était de libérer la pensée. Son héritage, c’est ça : apprendre à penser librement, sortir des idées figées. »

Pour celle qui est née en 1940 à Fès, dans un harem, ce terme ne désigne pas seulement un espace clos mais un concept : la nécessité de sortir de l’enfermement, tant spatial que social ou mental.

« Ce qui était important pour Fatema, poursuit Ahmed Farid Merini, c’était de s’inscrire dans l’espace public, que la parole soit entendue. Elle aimait qu’une société soit en mouvement. Son féminisme singulier s’inspirait de valeurs universelles. »

Si ceux qui l’ont côtoyée évoquent une figure tutélaire, une autre génération, plus jeune, a rencontré Fatema Mernissi à travers ses nombreux textes.

 

Pour Lamya Ben Malek, activiste de 26 ans, la lecture du Harem politique fut « une révolution intérieure ». « Elle montrait qu’on pouvait être fidèle à sa culture et à sa foi tout en étant libre. Elle a osé être au croisement de tout ce qu’on disait inconciliable : érudite et intuitive, marocaine et universelle. »

Ce livre paru en 1987, qui questionne les récits fondateurs et leur instrumentalisation politique, expose son auteure à la vindicte d’islamistes marocains et de plusieurs oulémas. Mais il devient un classique, un outil de libération intellectuelle pour une génération entière.

L’avocate Ghizlane Mamouni, présidente de l’association Kifmama Kifbaba, raconte avoir grandi avec les souvenirs de sa mère qui fréquentait la sociologue avant de découvrir ses écrits à la faculté.

 

« J’ai été frappée par sa pensée décoloniale avant l’heure, mais aussi par son humour, sa finesse, sa capacité à déstabiliser sans agresser. Elle demeure “un phare” dans une période où les débats sur les libertés individuelles sont crispés et cruciaux. »

Néanmoins, la juriste s’interroge sur le pari de Fatema Mernissi pour le dialogue permanent avec les institutions religieuses ou politiques. Elle souligne qu’« à l’heure de la réforme du code de la famille, l’utilisation de la religion à des fins de domination des femmes demeure une stratégie tristement efficace ».

Si Ghizlane Mamouni fait ce constat, Zineb Miadi perçoit un désenchantement plus large, reflet des reculs sociaux et intellectuels :

« Je ressens de la nostalgie. Nous pensions que la porte s’ouvrait vers l’avènement d’une femme citoyenne. Aujourd’hui, le débat semble régresser, y compris parmi les Marocaines très éduquées », ce qu’elle interprète comme « un abandon de l’ouverture et de l’espoir que Fatema Mernissi incarnait ».

Pourtant, au-delà du Maroc, son empreinte demeure vive et continue d’inspirer d’autres horizons militants. Cette intellectuelle était active dans de nombreux pays arabes, en lien avec des associations féministes internationales.

La Franco-Tunisienne Bochra Fourti, 40 ans, créatrice du podcast Heya et auteure jeunesse, dit avoir été « profondément marquée par sa manière de donner voix aux femmes avec courage, finesse et humanité ». Elle revendique cette filiation intellectuelle qui lui a montré qu’on peut être fidèle à ses racines et pleinement libre dans sa pensée, une leçon qu’elle essaye de prolonger dans ses échanges avec les femmes aujourd’hui.

Une autre définition du féminisme

Pour Sofiane Hennani, qui a découvert Rêves de femmes par hasard sur un étal dans une rue de Casablanca,

« elle écrivait avec le cœur, avec le souci d’être comprise pour réparer ce qui ne va pas. C’était une écriture de soin. Pour elle, le féminisme n’était pas une lutte des femmes contre le monde, mais une lutte pour toute la société. »

Reste alors à imaginer comment sa pensée se déploierait face aux nouveaux espaces de débat, notamment numériques. Que penserait-elle du cyberféminisme ?

Pour Ghizlane Mamouni, l’auteure de Chahrazad n’est pas marocaine aurait été « fascinée par la puissance de circulation des idées, mais prudente face à la superficialité et à la violence des plateformes. Elle aurait appelé à un cyberféminisme enraciné dans le terrain ».

Lamya Ben Malek imagine qu’elle l’aurait perçu comme « une promesse et un danger, une prise de parole libérée, une forme de harem inversé où les femmes reprennent la parole. Mais elle nous rappellerait que la visibilité n’est pas la liberté, et que les algorithmes recréent aussi des frontières. » Ces fameux houdoud, ces lignes de frontière dressées par le patriarcat, qu’elle s’est acharnée à fissurer jusqu’à y ouvrir des brèches durables.

Pour Sofiane Hennani, si cette pionnière était encore parmi nous, « elle aimerait que les jeunes prennent plus la parole, que les femmes s’expriment davantage, et que les hommes parlent plus de leur masculinité plutôt que des femmes ». Lamya Ben Malek retient une idée qui continue de guider une génération :

« Être libre, disait-elle, ce n’est pas sortir d’un lieu, mais sortir d’une idée. »

Dix ans après sa disparition, une question demeure : sommes-nous à la hauteur d’un tel héritage ?