La chronique du Tocard. Sans son Gnoule

 La chronique du Tocard. Sans son Gnoule


La vie avait pris un mauvais chemin pour elle du jour au lendemain, sans même donner l’alarme et la solitude qu’elle ressentait à l’intérieur de toute son âme la poussait à laisser la télévision allumée chaque soir en guise de compagnon. La petite lucarne l’aidait également à trouver le sommeil qui se cachait souvent pour mourir à cause des journées où l'angoisse était vive. 


Il m’arrivait fréquemment de l’éteindre pour elle. Ma mère, huit décennies entourée de gens, de bruits et de cris, vivait désormais seule dans son appartement du 6e étage à la cité Maurice Thorez de L'Ile-Saint-Denis (93), dans un silence assourdissant. Ce soir-là, je la trouvais, comme à son habitude, allongée sur une moitié du lit, les jambes pliées vers elle, le drap et l’oreiller par terre, ses doigts toujours collés sur la télécommande. La télévision, elle, marchait toujours.


L'endroit où mon père avait l'habitude de dormir était resté vide. Même son coussin n'avait pas été déplacé. Maman n'en finissait plus de sentir seule. La fenêtre de la chambre était légèrement ouverte ce soir-là, laissant entrer une petite brise rafraichissante. Sur le mur de la chambre, je regardais pour la première fois les photos. Il y en avait de placardées un peu partout dans la pièce. Plusieurs générations étaient réunies sur ces clichés.


Il y avait souvent mon père, solide montagnard de Kabylie, posant toujours de la même manière, fièrement, droit comme un I, à l'image d'une vie, la sienne qui l'avait vécue le plus dignement possible. Toujours à ses côtés, ma mère. La même posture que lui. Ces deux-là étaient ensemble depuis 65 ans. C’est à dire depuis toujours…


Maman répétait souvent que mon père avait été pour elle son meilleur ami et aussi son meilleur ennemi….Elle disait souvent qu'elle avait eu du mal à vivre avec lui toutes ces décennies, mais qu'elle n'aurait jamais supporté la vie sans lui. Voilà pourquoi aujourd'hui, elle se sentait tellement perdue sans son Gnoule.


Un peu cachées derrière la commode, les photos du Maroc. Celles prises en 2007. On était partis tous les trois en vacances une semaine à Marrakech. J’avais réussi à les convaincre de l’utilité des voyages. Surtout ceux partagés avec ceux qu’on aime… On avait dormi dans un hôtel de luxe, mais mes parents n'avaient pas réussi à être plus riches que les autres alors ma mère faisait son lit chaque matin. Au resto, ils commandaient les plats les moins chers, ne prenaient jamais de desserts. Malgré leurs âges avancés, ils préféraient revenir à l’hôtel à pied plutôt que de prendre un taxi. On ne change pas du jour au lendemain une équipe qui a été pauvre toute sa vie…


Heureusement, au final, mes parents, surtout ma mère, avaient tout de même adoré le Maroc. Ça la changeait de son bled… Pour une fois, elle avait passé de vraies vacances…


Dans la chambre de mes parents, il y avait presque un siècle de vie. Des souvenirs heureux, les mariages de mes sœurs, de mon frère, les naissances de mes nièces et neveux. De beaux moments qui paraissaient si loin et si proche en même temps….Tout avait basculé pour nous tellement vite. On n’avait rien vu venir… On avait juste vu que le papa devenait différent, qu’il ne disait plus bonjour de la même manière. Qu’il souriait à des moments où il fallait être triste. Je le retrouvais souvent au café d’en bas, assis seul sur une chaise, son endroit à lui, un expresso posé sur la table. Il avait l’air perdu. Un jour, j’étais parti le rejoindre et il m’avait demandé qui j’étais. Je lui avais répondu Nadir ton fils et il avait juste souri. C’est alors qu’il avait commencé à se perdre. À nous perdre…


Je remis le drap sur le corps de ma mère, pris la télécommande de ses mains. J'avais mal à la voir si triste. Je me sentais tellement impuissant. Ce soir-là, j'étais entré chez elle sans la prévenir. Elle n'avait rien entendu. Gamin, elle attendait que je sois revenu au domicile familial pour enfin fermer l'oeil. Égoïste, il m'arrivait de rentrer très tard dans la nuit. Elle se levait alors du canapé, refermait la porte derrière moi, et me demandait si j'avais faim. Elle gardait toujours un petit quelque chose pour son petit dernier…


Puis, elle partait enfin rejoindre son Gnoule qui se levait quelques heures plus tard pour aller bosser.


Aujourd'hui, ma mère dormait d’un sommeil profond. Le matin, elle restait dans son lit le plus tard possible. Certes, elle rattrapait un peu toutes ces nuits manquées, mais elle était surtout effrayée d'affronter sa nouvelle vie. Sans son Gnoule…


Nadir Dendoune

Nadir Dendoune