Notes de lecture. « Le soulèvement tunisien », de Jean-Marc Salmon

La révolution tunisienne continue à susciter la curiosité des chercheurs, tunisiens et étrangers. Jean-Marc Salmon propose un récit des « Vingt-neuf jours » qui ont ébranlé la dictature de Ben Ali.
Un autre livre sur la révolution tunisienne a été publié en 2024 par un historien français, Jean-Marc Salmon, Le soulèvement tunisien. Annonciateur des mouvements populaires d’aujourd’hui, publié à Tunis par Nachaz-Dissonances (340 pages). Il s’agit beaucoup plus d’un récit au jour le jour de la révolution, une enquête conduite sur le terrain à partir des acteurs eux-mêmes, que d’une analyse en profondeur de la révolution. Même si la retranscription des événements est réussie. Il s’agissait de savoir comment s’est déroulé le processus durant les « vingt-neuf jours » séparant le rassemblement initial du 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid de l’exil du président Ben Ali le 14 janvier.
À vrai dire, l’auteur prend prétexte du « soulèvement » tunisien pour décrire, comme l’indique le sous-titre choisi, le type de révolution du XXIe siècle, quoique l’historique du soulèvement tunisien soit l’objet principal du livre. Un « soulèvement » qui n’est défini étonnamment que dans les dernières pages du livre (p. 305-306). Par ailleurs, l’auteur n’a nulle part justifié l’emploi du terme « soulèvement » à la place de « révolution », alors que, contrairement aux révoltes du « printemps arabe » (ou de la révolte iranienne citée de 2009), seule la révolte tunisienne a produit une rupture, une chute de régime, un bouleversement politique ayant conduit à une transition démocratique, un nouveau régime, bref une « révolution ».
En tout cas, dans ce récit des « vingt-neuf jours », agréable à lire, tout y passe. On voit défiler plusieurs thèmes et étapes bien ordonnés et bien documentés : la société de surveillance généralisée imposée par la dictature, les conflits internes de la « Maison Ben Ali », la révolte des mines de phosphates de M’dhila, Metlaoui, Moularès et Redeyef de 2008, « l’ombre de la révolte », le mal-être rural de Sidi Bouzid, les rapports tumultueux entre les États-Unis et la Tunisie de Ben Ali en raison de l’entêtement dictatorial de ce dernier (p. 31 et ss.). Puis, l’auteur en vient à organiser cinq séquences qui constitueront l’ossature du livre :
- Séquence 1) le surgissement de l’indignation, où l’auteur décrit les prémices du « printemps tunisien », et l’extension des luttes (p. 63 et ss.) ;
- Séquence 2) le test des volontés des deux côtés de la barrière, régime et révoltés, partisans de l’escalade et partisans de la désescalade (p. 107 et ss.) ;
- Séquence 3) le soulèvement général et la difficile retraite du président Ben Ali (p. 167 et ss.) ;
- Séquence 4) la chute de la « Maison Ben Ali ». C’est le fameux « Ben Ali dégage », où ordre et contre-ordres se succèdent, mutinerie, État en péril, jusqu’à la présidence Fouad Mebazaâ (p. 211 et ss.) ;
- Dans la Séquence 5), l’auteur évoque les dernières marques du soulèvement, « le peuple veut », les péripéties de Kasbah 1 et Kasbah 2. Ce dernier siège finalisera la direction à suivre pour une nouvelle constitution par une assemblée constituante, symbolisant la nouvelle ère de la révolution.
- L’analyse proprement dite du soulèvement n’est présentée qu’à la fin du livre dans un « Postlogue », illustrant la raison première du livre.
L’auteur fait un bilan général sur les raisons de la chute du régime de Ben Ali : « L’effondrement de la Maison Ben Ali est imputable pour une part à sa certitude arrogante de l’emporter, aux divisions en son sein (lutte de clans) et à la méconnaissance de l’usure du régime. Le Palais fut victime de sa propagande, du culte de la personnalité et de son propre “marketing des chiffres” (manipulation des taux et statistiques). Malgré la révolte du Bassin minier de 2008, Ben Ali persista à croire en la gratitude de ses sujets auxquels il avait facilité l’accès au parti présidentiel (2 millions d’adhérents) ou à l’université, ignorant les désillusions qu’apportaient l’inflation des diplômes et des adhésions au RCD, “le tarissement du clientélisme” qui facilita les ruptures d’allégeance » (p. 298-299).
Un tableau général des raisons de la chute du régime de Ben Ali, qui aurait pu être exhaustif, s’il ne manquait pas d’autres éléments comme la corruption du système entier, la surveillance policière de la société, l’absence de liberté et de justice, que l’auteur a évoquées d’ailleurs dans d’autres parties du livre. En fait, pour Ben Ali, il ne s’agissait pas seulement de « certitude arrogante », mais aussi de reprise en main du clan par son épouse. Pourtant, au moment des révoltes, Ben Ali aurait pu sauver sa peau s’il avait écouté Kamel Eltaief, appelé à la rescousse après plusieurs années de mésentente, et qui lui a recommandé sans fard, voire brutalement, des choses réalistes et réalisables : il faudrait initier un gouvernement d’union nationale, faire un discours au peuple pour s’excuser, divorcer de Leila Trabelsi et se retirer de la présidence (p. 182). De ces recommandations politiquement claires, quoique difficiles, Ben Ali n’en a retenu que le (ou les) discours. Il n’arrive ni à comprendre les raisons profondes du soulèvement, ni à réagir contre l’activisme numérique des jeunes. Les dictateurs n’ont décidément pas la culture du compromis.
Or, l’intérêt des révoltes pour Jean-Marc Salmon, c’est souvent moins la finalité poursuivie que les moyens envisagés. Il cite à ce propos le sociologue Charles Tilly : « Nous saurons qu’une ère nouvelle a commencé non pas lorsqu’une élite ou une constitution nouvelle sont apparues, mais lorsque, dans sa lutte, le peuple recourt à des moyens nouveaux » (Quatre siècles de luttes populaires, 1986). Or, en recourant à des moyens digitaux, en juxtaposant leurs usages avec les moyens traditionnels, comme les occupations de rues et de places, barrages et jets de pierres, les révoltés de Sidi Bouzid, Kasserine, Thala, Redeyef, ont érigé un nouveau modèle de luttes pour notre époque, formidablement relayé par de jeunes internautes mobilisés. Un modèle qui est aussi dans la continuité de la révolte iranienne au lendemain de l’élection présidentielle du 12 juin 2009, suspectée de fraude massive contre le réformateur Moussavi, qui a aussi utilisé, quoique à un moindre degré, réseaux sociaux, tweets, SMS, etc.
Ce qui est sûr, c’est que dans l’histoire des révolutions, les révoltés avaient très souvent un support ou un moyen d’information à leur disposition. Dans la révolution de 1789, c’était l’époque des livres, pamphlets, écrits des publicistes. Lénine a fait du journal son arme principale dès 1912. Durant la guerre civile en Espagne, la miniaturisation des appareils photo, apparus à l’intérieur même des combats, a propulsé les images à la Une des médias. En mai 68, la première préoccupation des marxistes parisiens a été de fonder un journal quotidien, Action, qui illustrait d’ailleurs des caricatures et non pas des photos. Puis « le statut des images des révolutions évolua à la fin du vingtième siècle avec la banalisation des vidéos » (p. 304). À Sidi Bouzid, munis de smartphones, les activistes ont pu constituer toute une documentation des luttes. Dans les journaux télévisés du monde, les vidéos des manifestants se sont substituées aux films des reporters, et ont été commentées sur Facebook et YouTube, et relayées par des chaînes de télévision étrangères (comme Al Jazeera ou France 24). Ainsi, durant le soulèvement tunisien, « les vidéos contribuèrent au développement de communautés d’expression » (p. 304). Les révoltés du XXIe siècle vivent dans des sociétés de l’urgence, évoluant à grande vitesse, « celles de la frénésie des notifications du “méta-réseau” et de “l’immédiatisation” de la politique ». Ce thème, important pour les sciences sociales, aurait mérité de plus amples développements au-delà du récit. Car son utilité n’est pas négligeable pour la connaissance précise des faits et des témoignages.
C’est ce qui explique d’ailleurs que les soulèvements d’aujourd’hui n’ont pu avoir ni direction, ni leadership, ni projet d’avenir. On pourra les appeler des révoltes horizontales ou des révoltes orphelines. Et pourtant, le soulèvement tunisien n’a pas pâti de tels déficits. L’auteur reconnaît en citant Aziz Krichen : « Lorsque l’on observe le déroulement des événements du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, on ne peut s’empêcher d’être impressionné par l’aspect hautement ordonné de leur évolution, comme si l’ensemble procédait d’une volonté unifiée, d’une vision planifiée de ce qu’il convenait d’accomplir » (A. Krichen, La promesse du printemps, 2016). Comme s’il y avait un ordre (politique) dans le désordre (des révoltés). En fait, s’il y avait un certain ordre qu’on pouvait percevoir au-delà de la confusion, c’est à notre avis parce que la révolte a réussi politiquement, elle est devenue une révolution, elle est parvenue à ses fins. Le désordre s’efface après coup par l’ordre révolutionnaire, qui incarne un nouvel « ordre », même s’il a conduit, il est vrai, par la suite, à une autre forme de désordre. Mais ça, c’est un autre récit.
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