D’Algérie et de France vers la voie lactée, Idir s’est envolé

 D’Algérie et de France vers la voie lactée,  Idir s’est envolé

crédit photo : Jan Brouckaert


Tribune sur la mort de la légende kabyle de la chanson, Idir par Sébastien Boussois, chercheur en Sciences Politiques à l'ULB (Université Libre de Bruxelles) et spécialiste du monde arabe et des questions euro-méditerranéennes. Co-auteur avec Azouz Begag de "Lettre pour les jeunesses arabes" (Erick Bonnier éditions, 2018)


Ssendu était peut-être l’une de ses chansons les plus emblématiques et les plus envoûtantes. Le chanteur-poète Idir, de son vrai nom Hamid Cheriet mais peu importe, s’en est allé discrètement rejoindre cette « Voie lactée », Ssendu, qu’il chantait si merveilleusement bien. Mais ce texte métaphorique, c’était surtout un hommage à sa Maman, à toutes les mères. Lors d’un concert magique dont il avait le secret, le troubadour se confiait : « C’est là où j’ai compris une chose assez importante dans ma vie, c’est que ce n’est déjà pas évident d’être une femme en général dans n’importe quelle société, qu’elle soit moderne, avancée, aboutie ou non, je crois que ça l’est encore moins dans des sociétés à fortes traditions telles que la mienne, et j’en voulais pour preuve cette dame qui se trouvait être ma mère. J’ai sorti inconsciemment cette chanson du fond de mon enfance, à travers des visions que j’ai eues, que j’ai vécues, des sensations que j’ai éprouvées,… J’ai tout de suite compris aussi qu’elle n’était plus à moi tout seul mais qu’elle nous appartenait tous ».


Originaire d’un village non loin de Tizi Ouzou en Algérie, la capitale de la grande Kabylie, Idir, fils de berger, n’avait pas prévu de devenir le chanteur qu’il est devenu. Il s’était installé en France depuis 45 ans et deviendra pourtant l’un des plus grands et beaux ambassadeurs de la culture algérienne kabyle. Mais finalement de la culture algérienne tout simplement. Car c’est de la tradition, du folklore au sens noble du terme, qu’il tirera les débuts de son inspiration notamment avec le succès planétaire A Vava Inouva, que l’on chantait dans les réunions de famille lors des veillées à la campagne. Beaucoup de magie et d’amour se dégagent de ce titre inoubliable : « Je t'en prie père Inouba ouvre-moi la porte O fille Ghriba fais tinter tes bracelets Je crains l'ogre de la forêt père Inouba O fille Ghriba je le crains aussi. » La famille est à la fois le berceau et l’avenir, le terreau et le rempart.


Vivant en région parisienne, à quelques kilomètres d’où j’étais adolescent, c’est pourtant après un étrange voyage dans le désert marocain que je découvrais l’immense artiste devenu international. Si cela, ce n’est déjà pas un beau symbole du monument de la paix et d’ouverture qu’il inspirait à la croisée des chemins du monde arabe et berbère, des Maghrebs, de la France et de l’Algérie ! Sensible à l’Algérie en peine, à la France métissée, chaque concert de cet immense artiste, que je verrais en tout six fois, était un moment unique de poésie, de paix, de culture, et de politique. Tout le monde y était le bienvenu, à l’image de ce public riche de sa diversité, le maître mot dans sa carrière.


Idir nous manquera car, à l’instar de son compatriote Rachid Taha parti trop tôt aussi, il est le symbole du métissage des cultures, des identités mélangées, et le témoin d’une période d’ouverture de la France à ses richesses artistiques venues de tout horizons qui dura moins de dix ans. Nous sommes à l’aube de l’an 2000, et d’un nouveau millénaire, et à la suite de la victoire « black-blanc-beur » de la France à la coupe du monde, du concert 1 2 3 soleil avec Khaled-Faudel-Taha, l’hexagone se penche pour la première fois dans un tsunami identitaire de tolérance sur la musique venue des confins du grand Sud. Idir sort son album « Identités » où il y convie au pluriel de grands chanteurs internationaux et régionaux à le rejoindre autour d’une question éternelle : Geoffrey Oryema, Dan Ar Braz, Maxime le Forestier, Gilles Servat, Manu Chao, Karen Matheson y délivrent un message universel d’ouverture et de partage. Mais pendant que la France sourit enfin à sa diversité, l’Algérie elle est encore en plein marasme de la guerre civile et ne panse même pas encore ses plaies. Idir en souffre malgré la distance : « Pourquoi cette pluie ? Est-ce pour nettoyer tous nos parjures ou laver nos blessures ? Est-ce pour des terreaux plus fertiles ? Est-ce pour les détruire ? Est-ce un message ? Un cri du ciel ? J'ai froid mon pays. As-tu perdu les rayons du soleil ? » chante-t-il dans son album paru en 2002 « Deux Rives un rêve », regrettant la folie et la barbarie des hommes et luttant pour rapprocher les frontières de la Méditerranée.


Pendant ce temps, Michel Drucker, dans ses émissions, accueille enfin à la pelle, de quoi se réjouir, des chanteurs comme Khaled, Cheb Mami, Faudel, Takfarinas, et tant d’autres, qui viennent chanter sur les plateaux en arabe ou en kabyle. Tout devient alors possible, l’espoir est là. Bien sûr, Couscous Clan et Carte de Séjour, avaient déjà eu un énorme succès avec la reprise de « Douce France », chanson du patrimoine gaulois incarné par Charles Trenet bien de chez nous, que Taha s’était réapproprié à la sauce harissa. Comme me l’avait confié le leader de l’Orchestre National de Barbès très en vogue à l’époque aussi, « la fenêtre de tir était idéale, on pouvait désormais chanter en arabe sur le service public, c’était du jamais vu ». Il suffit de se souvenir du nombre de chanteurs qui ont embrayé dans la foulée pour exister sur cette scène inédite en France, du groupe Alimentation Générale, en passant par Cheb Bilal, BazBaz, Magyd Cherfi et Zebda et tant d’autres. La visibilité de Taha comme d’Idir, en porte-étendards de la « culture venue d’ailleurs » firent (re)découvrir aussi au grand public des vieux de la vieille d’un talent fou comme Lili Boniche, juif de Constantine, ou le grand Aït Menguellet. Mais aussi des grands martyrs de la décennie noire en Algérie : Cheb Hasni et Matoub Lounès notamment assassinés par les islamistes. Politique (noble) et culture (populaire) n’étaient jamais loin avec Idir.


Comme la douleur que j’ai ressenti à la mort de Rachid Taha en 2018, je ressens la même amertume aujourd’hui avec le départ d’Idir.  Car pour un chercheur en sciences politiques comme moi, le succès de ces deux chanteurs parmi tant d’autres en France, est une parenthèse qui s’est en grande partie refermée depuis. Taha chantait en 2012 « Voilà, voilà (…) que ça recommence ». On voyait bien de quoi il parlait. Les questions d’immigration, d’intégration, d’identité, de ce que c’est que d’être Arabe aujourd’hui en France, d’être Algérien, d’être binational, d’être enfant d’immigré de troisième ou quatrième génération, de l’égalité et de la tolérance pour tous, sont devenues en dix ans encore plus clivantes et des produits hautement inflammables. C’est ce combat pour la diversité et cette ouverture des années 2000 qu’il faudra étudier avec le recul dans le pays et le lien possible, entre autres, avec un traumatisme national : l’arrivée de Jean-Marie le Pen au second tour de la présidentielle de 2002. Mais, pour Idir, le temps des « Chasseurs de Lumières » (sorti en 1993) est en train de disparaître peu à peu. En 2007, il s’accroche, fort de son succès et de sa présence scénique comme jamais, en sortant l’album « La France est plurielle » avec nombre d’artistes que l’on dit « issus de la diversité ». En dix ans, il n’est plus ce simple chanteur kabyle, apprécié des plus anciens et plus mélomanes : il touche désormais un large public et de plus en plus les jeunes artistes qui se précipitent pour chanter avec lui. Ainsi, il collaborera ici avec des rappeurs, des slameurs, des chanteurs de hip-hop et de reggae. Car Idir fait sauter toutes les barrières: les frontières, les gaps générationnels, et les styles. : « Au début, j’étais kabyle, raconte-t-il de sa voix posée. En sortant de mon village, puis de l’Algérie, je me suis rendu compte que j’y vivais comme un exilé dans son propre pays. En France, j’ai non seulement découvert la liberté mais les libertés d’expression. La France des couleurs est donc, en quelque sorte, une mosaïque qui reflète la richesse des hommes et des femmes qui composent la France. J’essaie de faire passer l’idée  que la France d’aujourd’hui, dans sa diversité, est un acquis irréversible», confiait-il dans une interview à la sortie de l’album. On y retrouvait la jeune génération française : Nadiya, Diziz la Peste, Tiken Jah Fakoly, Grand Corps malade, Noa. Des blacks, des blancs, des beurs. Des arabes, des juifs, et des rien du tout. L’album était réalisé par Akhenaton, du groupe IAM de Marseille. Dans une des chansons d’ailleurs de l’album, avec Kenza Farah, il rend hommage avec justesse et émotion à cette ville des plus symboliques pour lui dans le pays : « Marseille que l'on soit noir ou blanc, Nous couvrira du bleu de son ciel, Marseille que tu sois riche ou pauvre, Nous protégera tous sous son aile, Marseille tamdint yelhan dessah, thezgad uger akhal negh, Marseille dajedjig yefsan, yedwan ufegay buwragh, Marseille tu es comme une mère, Tu m'as reçu à bras ouverts Marseille mélange de couleurs, Console tous ceux qui ont souffert ». Le ciel, la mère. Ne manque que les oiseaux ! C’est cette France-là qu’Idir a toujours aimé, qu’il a voulu nous faire aimer : construire, aimer, positiver sans dénier ni rejetter.


Espérons qu’un certain Éric Z., dont la famille partage les mêmes racines géographiques, profite de l’occasion pour découvrir les talents de ce Mensch, cet Homme, et que surtout son message continue à irriguer les veines des jeunes générations qui ne pourront lui rendre meilleur hommage qu’en continuant à résister, écrire, chanter, cette diversité tant critiquée, tant ébranlée, pourtant tant revendiquée, mais surtout tant jalousée par d’autres.


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Yassir Guelzim

Yassir GUELZIM

Journaliste Print et web au Courrier de l'Atlas depuis 2017. Réalisateur de documentaires pour France 5.