Point de vue. Etre juste en politique

Ludovic MARIN / AFP
Il y a des conceptions multiples et contradictoires du « juste » en politique. Cela devrait inviter les observateurs et les gouvernants à l’humilité et à la prudence.
Le « juste » est une des notions les plus complexes, les plus difficiles à saisir, les plus problématiques aussi, parce qu’elle rentre dans la catégorie morale et parce qu’elle est aussi abstraite qu’englobante. Transposée au politique, la notion morale de « juste » s’obscurcit et s’envenime par des considérations conflictuelles, voire polémiques, propres au politique. Disons qu’être juste en politique, c’est, comme nous l’ont enseigné les philosophes classiques, le fait pour un pouvoir d’être organisé et d’agir de manière à respecter la liberté et l’égalité de chacun, tout en garantissant le bien commun dans une société marquée par la pluralité des intérêts, des idéaux, des identités et des convictions. En d’autres termes, en politique, le juste est à la fois une question d’institutions, de procédures et de finalités. Cette variété et cette complexité expliquent pourquoi les philosophes eux-mêmes n’ont jamais eu une conception univoque du juste en politique. D’ailleurs, est-ce possible ? Faut-il faire prévaloir les institutions, la loi, les valeurs, la pratique, les ressources économiques, la dignité et la reconnaissance, la responsabilité, pour découvrir où il se loge ? Vaste débat qui suppose beaucoup d’humilité, qui, hélas, fait défaut ces derniers temps, aussi bien dans l’Occident dit rationnel que dans le monde arabe passionné, aussi bien chez les peuples que chez les élites.
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Sans rentrer dans les détails des multiples visions du « juste », bornons-nous à rappeler la conception du « juste » en politique chez certains philosophes. Pour les philosophes grecs (Platon, Aristote), le juste en politique était la quête de la vertu et de l’idée du bien chez les hommes et dans une Cité gouvernée par des sages. Pour Hobbes et Carl Schmitt, penseurs pourtant de l’autorité, on peut considérer que le juste en politique est, pour eux, le fait qu’un État soit gouverné par un seul homme, maître de la décision, fusionnant avec tout le peuple, le peuple « souverain ». Pour les libéraux classiques, être juste en politique, c’est protéger les droits des individus (propriété, liberté d’expression, sécurité, ou « sûreté » comme dirait Montesquieu), en limitant le pouvoir de l’État, toujours tenté d’en abuser. D’où l’utilité des garanties constitutionnelles contre l’arbitraire. Pour les libéraux modernes, comme John Rawls (Théorie de la justice, 1971), être juste, c’est non pas faire prévaloir exclusivement les valeurs individuelles, mais concevoir les règles fondamentales de la société (droits, libertés, ressources à distribuer) à partir d’un point de vue impartial où chacun ignore sa position sociale (le fameux « voile d’ignorance »). Le juste, c’est alors, pour lui, la liberté égale pour tous et l’équité dans la répartition des ressources. Choses de nature à créer un consensus élargi entre différents intérêts et idées du bien. Pour Jürgen Habermas (L’espace public, 1978 ; Théorie de l’agir communicationnel, 1981), la justice naît du processus délibératif, leitmotiv de toute son œuvre. Est juste la décision qui peut résulter d’un débat libre, ouvert, public, rationnel, inclusif, notamment à l’intérieur d’institutions démocratiques. Seul un tel débat est favorable à un consensus sur le bien commun impliquant tous les individus. Pour Nancy Fraser et Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance, 1992), être juste en politique, ce n’est pas seulement distribuer équitablement des ressources, mais aussi reconnaître les groupes marginalisés, éviter les formes de mépris (incluant la lutte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, etc.). La reconnaissance des uns par les autres, notamment dans les sociétés multiculturelles d’aujourd’hui, est une marque certaine de dignité, et de justice. La lutte pour la reconnaissance, déjà abordée par Hegel, est une idée constante de justice chez les peuples, groupes et individus opprimés. Pour Marx et les marxistes, la justice politique a une connotation économique, consistant à établir une égalité matérielle réelle, à garantir les conditions matérielles de l’autonomie des individus. Le discours marxiste tend à démontrer l’idée d’une injustice fondamentale frappant les déshérités, devenus aliénés et exploités par l’immoralité capitaliste, la loi du profit et la plus-value. Les hommes ne sont pas égaux (en dépit des garanties constitutionnelles), certains (les possédants) sont plus égaux que d’autres (les prolétaires). Une société juste doit d’abord rétablir un ordre communiste établissant l’égalité réelle, et non formelle, pour tous.
On voit par là que les idées du juste en politique sont aussi multiples, variées que contradictoires. On a aussi, par la même occasion, une idée sur le vaste débat et les difficultés de choix que cela implique.
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Au-delà des conceptions pertinentes de tous ces philosophes, nous préférons la conception de Max Weber, plus proche de l’histoire, de la vie politique réelle et de ses contraintes. Être juste en politique, pour lui, c’est savoir concilier les principes et les conséquences, comme il l’a décrit dans son livre Le savant et le politique (1959). Le juste en politique n’est pas celui qui applique aveuglément un idéal (éthique de la conviction), mais celui qui assume les conséquences de ses décisions dans un monde réel, agité, conflictuel (éthique de la responsabilité). Chose qui exige discernement, courage et sens des limites. À partir du moment où les intérêts, fins et valeurs des groupes et des individus sont multiples et contradictoires (« guerre des dieux »), le juste en politique doit être rattaché à une théorie de l’action. Pour un décideur politique, agir justement, c’est alors agir raisonnablement, c’est-à-dire après réflexion, prendre la décision qui donne la meilleure chance d’atteindre le but que l’on vise, en évitant tous les risques, en l’absence d’une idée absolue, admise par tous, du juste.
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En effet, ce n’est pas être juste qui compte en politique, mais c’est le fait d’avoir une vision juste et réaliste simultanément. Être juste est une attitude morale, avoir une vision juste et réaliste en même temps est une attitude politico-morale. Parce qu’il ne faut pas sous-estimer le terrain politique, aussi instable que vertigineux, pour défendre la justice. La colonisation est injuste, mais il faudrait la combattre de front, certes par le courage, la détermination, mais aussi par une lecture réaliste de l’ennemi. En tout cas, on ne peut la combattre seulement par des déclarations ostentatoires, creuses, répétitives, ou par des moyens abstraitement justes ou par la mise en avant héroïque des belles âmes. Peut-on combattre l’injustice seulement par le discours de la justice, aussi cohérent théoriquement, aussi pertinent soit-il ? Les stratèges n’auraient gagné aucune guerre dans l’histoire, et les leaders politiques n’auraient gagné aucun combat politique, s’ils s’étaient bornés à des déclarations abstraitement justes, mais politiquement fausses et non adaptées ou irréelles, ou s’ils avaient agité exclusivement des valeurs et normes à la place de la compréhension de l’environnement qui les entourait.
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