Tunisie – Indépendants et électeurs, une rencontre des esprits

 Tunisie – Indépendants et électeurs, une rencontre des esprits

Tunisie-Municipales 2018. Mohamed KRIT / CrowdSpark / AFP


Municipales 2018 : Choc thermique pour Ennahdha et Nida, respectivement en 2e et 3e position après les Indépendants. Désormais au jeu national législatif resté inchangé autour des alliés au gouvernement, s'ajoutera un autre jeu local constitué par d’autres rapports de force autour des Indépendants.


Qui aurait parié que dans des élections municipales, des listes indépendantes, misant sur le travail de base des militants bénévoles de la société civile, supposés affronter sur un terrain a priori inconnu pour la plupart, la pesanteur des deux grands partis alliés laïco-islamistes, confortablement installés au pouvoir? Une gageure. Les indépendants l’ont fait en déjouant tous les pronostics et en y mettant beaucoup de conviction. Les listes indépendantes obtiennent 32,9% des suffrages (résultats définitifs de l’ISIE), suivies par Ennahdha (29,68%), puis Nida Tounès (22,7%). Il y a eu en Tunisie une véritable rencontre des esprits sur le plan municipal entre les listes indépendantes et les électeurs. La proximité y a beaucoup joué. Même si les partis sont dans l’ensemble majoritairement présents dans les 350 municipalités (surtout Ennahdha et Nida) et si la totalité de leurs suffrages est supérieure à ceux des listes Indépendantes réunies.


Nul n’ignore que l’action politique ne sied pas beaucoup aux indépendants. L’indépendance elle-même est une attitude intellectuelle, pas politique. En politique, il faut faire inévitablement des choix, souvent douloureux et impopulaires, outre qu’on est comptable de certains résultats. Les indépendants ne cherchent pas à s’impliquer dans le « combat des dieux ». Ils y sont forcés maintenant, du moins pour les Indépendants non rattachés à des partis. Les élections municipales sont malgré tout un terrain beaucoup plus favorable aux Indépendants que les législatives ou présidentielles qui, normalement, exigent beaucoup de moyens et de ressources humaines, outre un certain professionnalisme.


On parle beaucoup dans ces élections du taux d’abstention (62,35%) à l’échelle nationale (taux de participation 35,65%). A notre avis il ne faudrait pas exagérer l’effet de l’abstention pour une élection municipale. Les municipales n’attirent pas la foule dans les démocraties, même décentralisées. Il ne faudrait pas non plus comparer l’abstention aux municipales avec celle aux législatives et présidentielles : ce serait comparer l’incomparable, une élection politique nationale avec une élection locale. Il y a bien sûr des enseignements à tirer de l’abstention dans les municipales, mais cette abstention n’a pas d’effet politique majeur. Tout comme l’ensemble des rapports de force dégagés dans cette élection, qui ne peuvent avoir d’effets politiques déterminants sur le plan institutionnel. Quoique cette abstention n’est pas totale, et est à relativiser. Par rapport à une élection municipale, on a bien voté dans les gouvernorats de Monastir (taux de participation de 46%), Zaghouan (43%), Mahdia (41%), des taux de participation proches des scrutins législatifs ; comme on a moyennement voté à Siliana, Sfax I et Kebili (un taux commun de 37%).


Sur l’essentiel, ne l’oublions pas, le pays reste politiquement gouverné par les rapports de force issus des législatives et présidentielles de 2014. Si on voudrait tirer un quelconque enseignement, il faudrait attendre les prochaines élections politiques de 2019, ou, à la limite, voir les éventuels prolongements des résultats municipaux à la veille de 2019. Déclin local de Nida, d’Ennahdha, du Front Populaire (3,6%) ; émergence timide de Tayar (Courant démocratique) de Abbou, qui se situe en 5e position (2,85% des suffrages). En général, le déclin dont il s’agit se rapporte juste au plan local. Sur le plan politique, le parti majoritaire est toujours Nida, secondé par Ennahdha. Le Front Populaire a toujours ses 15 députés, pèse 6,91% des suffrages au parlement, et reste en 3e position. Quant au Tayar, il ne pèse pas encore lourd sur le plan national, où il ne détient que trois sièges. Al-Harak n’a pas encore dit son dernier mot malgré le fait qu’il a été laminé sur le plan local. Son leader Moncef Marzouki reste sur le podium pour les sondages successifs des présidentielles (entre la 2e et la 3e place). Par contre, le verdict municipal peut être plus ou moins représentatif pour certains autres partis comme Machrou Tounès (1,72%) qui, malgré ses 23 députés (pris à Nida, non gagnés dans une élection) au parlement, ne décolle toujours pas dans les sondages, tout comme son chef Mohsen Marzouk (en 7e position) mais moins représentatif pour Afek Tounès par rapport à son poids parlementaire (1,29%, en 8e position).


S’il y a un quelconque enseignement)à tirer de la victoire des Indépendants, fait majeur de ces élections municipales, c’est que la société civile qui a soutenu les Indépendants, toutes catégories confondues (classes moyennes, cadres, bourgeois, fonctionnaires, militants, classes moins démunies), exprime par ce désaveu des partis, de tous les partis, un besoin de moralisation de la vie politique. Le fait est d’autant plus important à souligner que jamais les Indépendants n’ont eu une telle réussite en Tunisie, soit dans les élections locales d’avant la révolution (et pour cause), soit dans les législatives d’après la révolution. La demande de moralisation existait déjà dans les sondages successifs depuis 2014, dans lesquels la lutte contre la corruption était largement soutenue par les sondés, tout comme le soutien des personnalités propres, à l’instar de Youssef Chahed, populaire même s’il n’a pas encore fait ses preuves en politique. Inversement, les personnalités louches ou ambigües se retrouvaient souvent en bas de classement.


La société civile croit moins aux combinaisons politiques, aux raisons desquelles elle ne veut pas rentrer en profondeur, aux combats de coq entre leaders des partis et députés, à la partitocratie imposée par le régime parlementaire, qu’aux valeurs profondes impliquées par la révolution : toujours l’indétrônable « Thawrat al-Hourriya walkarama » (Révolution de la liberté et de la dignité). Maintenant, cette société civile a exprimé cette demande à l’échelle municipale, elle risque de le dire encore en 2019, d’autant plus que les prochaines échéances ne sont pas très éloignées.


Ce n’est pas un hasard si un besoin de renouveau de la classe politique a surgi à l’horizon, en réaction à une classe ternie par l’usure des deux leaders de Nida et d’Ennahdha et de leurs discussions au coin du feu sur l’avenir du pays. Ce n’est pas un hasard si des leaders ayant une bonne image ont surgi soudainement à la faveur d’une conjoncture obscure frappée par un pessimisme généralisé de la population, comme les têtes de liste indépendante d’« Al-Afdhel » de l’Ariana (38,45% des suffrages) conduite par Fadhel Moussa ou de la liste citoyenne « La Marsa change » (35,21%) de Slim Mehrzi, pour ne prendre que deux exemples de listes des environs de Tunis. Des listes qui ont présenté des programmes proches des attentes réelles des habitants de leurs localités respectives, et qui ont battu haut la main de gros calibres dans leurs localités, comme Nida et Ennahdha et d’autres partis. Slim Mehrzi est une personnalité locale connue, un pédiatre de bonne réputation, qui fait de bonnes actions pour ses patients et pour les gens, et aussi un ancien sportif, volleyeur de l’ASM. Fadhel Moussa est, lui, une personnalité qui avait déjà un rayonnement national, puisqu’il était membre de l’Assemblée Nationale Constituante (président d’une de ses commissions), à l’intérieur de laquelle il s’est illustré par ses prises de position favorables aux droits et libertés. Ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, spécialiste de droit administratif et de droit de l’environnement, ancien membre du parti Al-Massar duquel il a démissionné à la suite des élections législatives de 2014, où il a été battu, il rebondit aujourd’hui dans sa propre localité, plébiscité même. Il est vrai qu’il avait déjà une base électorale à l’Ariana, puisqu’il s’y est présenté en 2011 et 2014. Pragmatique, communicateur, débatteur et fonceur, ayant aussi une capacité d’écoute, Fadhel Moussa a su s’entourer dans sa liste de bonnes têtes appropriées pour l’expérimentation de la démocratie participative locale, inscrite dans la Constitution.


En somme, il est certain que les Municipales ont mis à rude épreuve la grande coalition laïco-islamiste. Il faut reconnaître que les grands partis, Ennahdha et Nida, respectivement en 2 et 3e position après les Indépendants dans l’ensemble du pays, ainsi que les autres partis, ont été secoués par les Municipales. Ils ont subi un choc thermique, comme le montre l’appel au vote de ses partisans, ou plutôt l’appel au secours, lancé par le directeur exécutif de Nida, Hafedh Caïd Essebsi, le jour même des élections, violant manifestement la règle du silence électoral. On va certainement observer un jeu politique désormais parallèle dans le pays : un jeu national législatif inchangé, autour des grands alliés au gouvernement, et un autre jeu local constitué par d’autres rapports de force autour des Indépendants. Maintenant le local va apprendre à faire des compromis comme au niveau national, comme l’exige la transition démocratique…et les rapports de force aux conseils municipaux.


Le Courrier de l’Atlas, 9 mai 2018

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