Point de vue-Tunisie. Mise en quarantaine des élites politiques

 Point de vue-Tunisie. Mise en quarantaine des élites politiques

De gauche à droite, en haut : Salah ben Youssef, Ahmed Tlili, Ahmed Mestiri, Mohamed Belhajamor et Nejib Chebbi – En bas : Ghazi Chaouachi, Ayachi Zammel, Hamma Hammami, Moncef Marzouki, Rached Ghannouchi et Abir Moussi.

Dans beaucoup de pays arabes, comme en Tunisie, les élites hérissent les pouvoirs, qui tentent de s’en débarrasser par tous les moyens, légaux, sécuritaires ou judiciaires, sauf politiques.

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À quelques rares exceptions, les dirigeants tunisiens, comme les dirigeants arabes en général, n’aiment ni les élites politiques ni les adversaires politiques. La reconnaissance de ces derniers est de nature à dévaloriser leur personne, leur réputation virile, leur capital symbolique et leur action politique. De même, les peuples arabes, participant de la même culture, ont pour habitude de prendre pour cibles les élites, accusées d’être responsables de leur malheur, et, sans doute, de leur apathie et de leur désœuvrement. En Tunisie, sous Ben Ali, on accusait les élites, surtout administratives et technocratiques, d’être co-responsables de la dictature ; sous la transition démocratique, on a pris l’habitude d’accuser à la fois l’élite démocratique et l’élite islamiste, l’élite de gauche comme l’élite de droite, accusées toutes, cette fois-ci, de faire de la politique politicienne au détriment de la détresse sociale du peuple, auteur de la révolution de dignité. Ce qui explique, d’après eux, le revirement du système et les « dérives contraires » qui s’en sont suivies autour d’un autocrate populiste de circonstance. Les élites arabes n’ont pas su, il est vrai, faire œuvre pédagogique dans ce sens depuis leur indépendance, pour tenter d’enraciner une culture démocratique, altruiste, plurielle, tolérante. C’est que les pouvoirs politiques, qui vivaient dans la fiction de la certitude arrogante, ne leur ont laissé aucune marge de manœuvre. Les élites politiques avaient le « tort » de faire de l’ombre au pouvoir.

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Ce qui explique la mise à l’écart et la persécution des élites. En 23 ans, Ben Ali a quasiment laminé les élites tunisiennes, et appauvri de ce fait les solutions de rechange lors de la transition. C’est encore le cas aujourd’hui chez Saïed, qui n’est résolu à admettre aucune sorte de concurrence et d’adversité politique. On l’a vu après le coup d’État avec la batterie décrétale exceptionnelle, ainsi que lors des élections fictives de 2024, ainsi que dans le procès dit du « complot contre la sûreté de l’État », où la même brutalité vis-à-vis des élites politiques a pu s’illustrer en guise de « politique ».

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Il y a chez les autocrates tunisiens, à des degrés différents, une volonté de rupture manifeste avec les élites, politiques ou intellectuelles. Bourguiba a associé surtout des militants de la première heure, puis après leur épuisement, il a été acculé à s’entourer de technocrates et d’administrateurs. Ben Ali, militaire de formation, viscéralement méfiant des politiques, s’est, durant tout son règne, entouré de hauts fonctionnaires, technocrates, ingénieurs et universitaires, tous neutres ou neutralisés. Kaïs Saïed, lui, n’est pas issu des cercles politiques, au sens professionnel du terme. Enseignant de droit à la retraite, rebelle à tout engagement politique citoyen, à tout ce qui l’entoure, comme à toute opinion autre que la sienne, il s’est fait élire en 2019 à la présidentielle sur la base d’un discours très anti-élitiste, anti-partis, anti-médias, anti-syndicats, anti-associations, anti-corps intermédiaires, en se présentant lui-même comme la seule figure proche du peuple, de par son nationalisme dogmatique et son souverainisme anachronique. Il incarne un type de pouvoir hors partis, mais centralisé, où le peuple est davantage invoqué que mobilisé. La spécificité du président tunisien, c’est qu’il cherche à mettre à l’écart toutes les élites politiques et partisanes sans exception, et non pas seulement les islamistes comme Ben Ali, à travers des rapports de force, non pas politiques, mais sécuritaires. Le procès et la condamnation des 40 opposants tunisiens en témoignent. Islamistes et laïcs, destouriens et démocrates, droite et gauche sont tous mis dans le même sac. Ben Ali se fixait un seuil. Il y avait une opposition divisée certes par lui, mais qui était assez structurée au sein des institutions. Il n’en est rien chez Saïed. Il voudrait juste se délecter du vide en face de lui pour nourrir son orgueil blessé.

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Il n’est alors pas étonnant que la nouvelle classe dirigeante autour de Saïed, souvent elle-même mise en cause et écartée par lui, soit composée davantage de fidèles nommés par loyauté que d’élites politiques ou économiques reconnues. Ce sont surtout des profils technocratiques ou administratifs peu connus, souvent effacés et de fait éjectables à volonté. Saïed n’a pas de passé partisan, ni de véritables réseaux d’influence politique établis. Les seuls réseaux numériques dont il dispose sont, en dépit de leur tapage, aussi populistes que de faible secours politique et intellectuel. Aucune nouvelle élite politique populaire n’a en tout cas émergé en contrepartie de la mise à l’écart des élites traditionnelles. Le système se situe dans une sphère sultanesque, non institutionnalisée et personnalisée, où tout devrait partir de lui et revenir à lui. Il rêve d’un État à lui seul, fût-ce au prix de la déficience progressive, voire de la faillite même de l’État. Pourtant, il paraît aussi isolé, étouffé, ne pouvant faire confiance à personne, même pas à son entourage. La rigidité du pouvoir et le durcissement de la persécution de l’opposition politique s’intensifient de proche en proche, en rapport avec les échecs politiques, économiques et sociaux répétés, les abandons de ses collaborateurs, l’isolement diplomatique du pays, en dépit de la colère de la société civile et des militants associatifs et politiques et du désaveu de l’opinion.

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Gouverner un pays sans les élites est une hypothèse irréalisable. On se souvient des théories utopistes, anarchistes et autogestionnaires, qui avaient dans le passé postulé la possibilité d’une société sans élites, où le pouvoir est exercé de manière horizontale par le peuple lui-même, sans hiérarchie aucune et sans compétences. Mais on se souvient aussi des autres théories des élites, plus perspicaces, de V. Pareto, G. Mosca et R. Michels, qui ont considéré que toute organisation complexe tend à produire des formes de hiérarchie ou de spécialisation, et que, de toutes les manières, les régimes qui prétendent abolir les élites tendent à en recréer d’autres sous une autre forme, beaucoup moins performantes. Chávez au Venezuela et Saïed en Tunisie ont mis à l’écart les élites politiques traditionnelles au nom du peuple. Mais ils ont aussitôt produit de nouvelles élites moins compétentes et plus centralisées, qui n’ont d’autre souci que la satisfaction des caprices politiques d’un homme en quête de sanctification.