Point de vue-Tunisie. Une pseudo-politique d’apparat

 Point de vue-Tunisie. Une pseudo-politique d’apparat

Illustration – Le 21 mars 2025, au Palais de Carthage : Kaïs Saied et la cheffe du gouvernement, Sarra Zaafrani Zenzri.

Dans les dictatures, la politique se traite, non pas dans les espaces et institutions politiques appropriés, mais dans le bureau du président, avec une mise en scène appropriée.

En l’absence de véritable opposition et d’espace public libre, beaucoup de dictateurs se réfugient dans une activité administrative routinière, soigneusement mise en scène et surmédiatisée, comme s’il s’agissait de prouesses réglant des conflits majeurs ou d’événements politiques importants faisant avancer les solutions politiques, économiques et sociales du pays, dignes de faire la Une des journaux et médias.

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Dans les régimes autoritaires, le silence imposé à l’opposition et à la société civile entraîne une étrange transformation du pouvoir. Faute de politique réelle, en l’absence d’opposition et de résistance de la société, et en vertu de la confiscation de tous les pouvoirs, le quotidien du chef de l’État devient essentiellement administratif. Sous couvert d’efficacité, cette activité se résume à un ballet sans fin de réunions avec ministres, gouverneurs et hauts fonctionnaires, voire ambassadeurs et quelques rares visiteurs étrangers (les pays autoritaires étant d’ordinaire plus ou moins fermés). Le président y apparaît comme un chef de bureau, non comme un acteur politique.
C’était déjà le cas de Bourguiba et de Ben Ali, c’est encore le cas de Saied. Quoique les différences ne manquent pas entre ces présidents. Au-delà de cette pratique mise en scène et inaugurée par Bourguiba consistant à recevoir ministres et responsables administratifs dans son bureau au Palais de Carthage, le discours de Bourguiba était plus politique. L’homme étant un pur produit de l’action politique militante. Et il arrivait souvent que Bourguiba impulsât lui-même des événements politiques. Comme lorsqu’il allait à la faculté de droit de Tunis pour tenter de convaincre la gauche contestataire de l’époque, ou en 1981 pour les élections législatives anticipées (conclues par la fraude). Ben Ali était un homme de sécurité et d’ombre, quasiment apolitique, qui ne maîtrisait pas le discours politique, et qui avait plusieurs raisons de travailler dans l’obscurité et de recevoir ministres et responsables administratifs et sécuritaires, quasiment en privé, dans son bureau au Palais de Carthage sur le mode bourguibien. La Tunisie de Ben Ali n’avait connu d’événements politiques que dans les quelques mois qui ont suivi le coup d’État du 7 novembre 1987 (ouverture, pacte national, etc.), puis à travers l’agitation islamiste, notamment depuis la fin de règne de Bourguiba. Saied, académicien non militant et non politique, en a fait de la bureaucratisation de l’activité politique son cheval de bataille. La réception des ministres et responsables politiques lui permet d’éviter toute exposition hasardeuse avec l’opposition politique ou la résistance de la société civile, et à l’occasion, de distiller quelques discourettes de circonstance à l’adresse des « complotistes », des « corrompus » et des « forces occultes » qui font obstacle à sa politique, pourtant exclusive, monopolisatrice et unilatérale. Le travail administratif de ces présidents est un non-événement. Comme si l’on disait que tel fonctionnaire a traité aujourd’hui deux ou trois dossiers, ou qu’un professeur a fait un cours ce matin en traitant tel ou tel sujet avec ses étudiants dans telle ou telle salle de la faculté, ou qu’un médecin a traité une vingtaine de patients dans telle ou telle journée. Un non-événement reste un non-événement, car il rentre dans le travail quotidien ordinaire d’un professionnel, fût-il un président de la République.

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En un mot, ces dirigeants autoritaires qu’a connus la Tunisie ont tous pris l’habitude de s’abstenir de faire de la politique dans son lieu prédestiné, le théâtre public, d’affronter les adversaires et les « ennemis », de faire face courageusement aux conflits politiques, et même de s’adresser aux citoyens dans les médias, les espaces publics ou dans des conférences de presse (comme Essebsi). Ils se bornent plutôt à faire la politique dans les coulisses, en la dépolitisant, pour ne pas dire en la dénaturant à l’extrême.

Chaque semaine, les chaînes publiques diffusent des images quasi identiques : un ministre fait un compte rendu, un gouverneur reçoit des consignes, un responsable administratif promet de « renforcer la coordination ». La caméra des chaînes de télévision s’arrange toujours pour mettre le président en face de la caméra et de prendre de dos l’« indigne » responsable reçu, toujours muet, qui a le mérite d’être en face du président de la République. Derrière ces rituels figés, c’est un vide politique criant qui se dessine. Aucun débat, aucune contradiction, aucune conflictualité ne perce dans cet univers scénographié.

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Ce type de gouvernance repose sur une confusion habilement entretenue entre efficacité administrative et légitimité politique. En l’absence d’élections libres ou de contre-pouvoirs, l’État est réduit à sa fonction gestionnaire. On administre, on réceptionne, on ordonne, mais on ne gouverne plus véritablement. La politique, c’est-à-dire la confrontation des projets, l’ouverture au dissensus et la participation citoyenne, est évacuée.

Cette forme de pouvoir bureaucratisé est le symptôme d’un régime qui s’est refermé sur lui-même. L’opposition est muselée, les syndicats marginalisés, les médias indépendants harcelés. Ne reste alors que l’apparence d’un État fonctionnel, dont la machine tourne à vide, inefficace, faute de légitimation démocratique.

Ce glissement de la politique vers l’administratif illustre une vérité inquiétante : dans plusieurs régimes autoritaires contemporains, et celui de Saied ne fait pas exception, ce n’est plus le pouvoir qui fait la politique, c’est l’absence de politique qui fait le pouvoir.

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